OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Toy Story 3, l’homme est un jouet pour l’homme… http://owni.fr/2010/08/25/toy-story-3-lhomme-est-un-jouet-pour-lhomme/ http://owni.fr/2010/08/25/toy-story-3-lhomme-est-un-jouet-pour-lhomme/#comments Wed, 25 Aug 2010 10:12:30 +0000 Olivier Beuvelet http://owni.fr/?p=26011 Ce n’est pas avec plaisir que je vais porter un regard critique sur un film qui est une vraie réussite et témoigne d’un travail de conception et de réalisation particulièrement aboutis, mais la séduction que dégage ce réjouissant programme familial dans l’air du temps se met au service d’une étrange conception de l’homme conçu comme un  jouet dans le regard de celui que Slavoj Zizek ne manquerait pas d’appeler le Sujet Absolu. Et c’est parce qu’au fond ce délicieux programme familial distille aussi bien du plaisir que des idées qu’il me semble intéressant d’en éclairer les soubassements idéologiques qui en font un efficace récit d’initiation à la servilité heureuse de l’homme dans une économie de marché.

Lorsqu’Andy, le petit garçon devenu un fringant jeune homme n’est pas là, ses jouets s’animent, parlent, vivent leur vie personnelle et s’organisent, comme tout ouvrier, ou employé de base qui a fini sa tâche et quitte son rôle pour se consacrer à sa vie de sujet…  Parmi ces jouets qui cessent d’être des objets quand leur propriétaire-employeur s’éloigne d’eux, se trouve un véritable héros, un héros à l’ancienne, un cow-boy, Woody, qui se trouve souvent prendre la direction des opérations et orienter les choix politiques du groupe de jouets composé de toute sorte de différences remarquables par leur capacité à se compléter dans des acrobaties réjouissantes.

Woody, c’est le leader-penseur, le jouet modèle et préféré, qui a toujours un peu de mal à rejoindre le groupe des jouets moins aimés, moins adaptés au milieu, pour les sortir de l’embarras, mais finit toujours par le faire. Il le fait toujours, choisissant l’issue collective, ici rester avec les autres, plutôt que la solution égoïste, ici partir avec Andy à l’université. Cependant, nous verrons que l’objectif de cette union de l’individu performant au groupe ne vise pas une émancipation mais, au contraire, à restaurer une joyeuse soumission au désir de l’autre. En effet, tout héros et tout leader qu’il soit, quand son maître, un enfant qui joue, approche, Woody se couche et se tait, redevient un simple objet de divertissement entre les mains qui font de lui ce qu’elles veulent.

Double projection pour le spectateur

C’est ce passage de l’état de sujet héroïque à l’état d’objet servile qui ne rêve que d’être manipulé, qui m’a interpellé au beau milieu du plaisir que je prenais à ce spectacle. Enfin quoi! Le jouet ne pourrait pas mener son émancipation subjective jusqu’au bout? Il ne pourrait pas se passer de cet enfant et de son désir de jouer avec lui pour continuer de vivre sa vie de sujet loin des mains qui l’asservissent? Je ne pouvais continuer de me voir dans la peau de ce cow-boy en plastique redevenu un gadget de McDo, et qui avait pourtant, auparavant, toutes les qualités dont j’aimerais disposer.

Woody, symbole américain

C’est que le spectateur ne sait pas à qui s’identifier dans ce film, une double projection s’offre à lui… Tantôt il est Woody, comme dans toute aventure cinématographique, il s’identifie au héros plus intelligent, plus fin, plus beau que les autres. Et là il s’agit même d’un cow-boy, le prototype même du héros fondateur de l’héroïsme américain. Tantôt, lorsque son héros tombe raide et reprend sa place d’objet inanimé, se laissant reconquérir par sa matérialité triviale d’objet, le spectateur se retrouve orphelin de son objet d’identification et ne peut que se raccrocher à la figure d’Andy, le seul être humain suffisamment saillant pour recevoir ses projections. Il est au-dessus du héros… et fait la pluie et le beau temps sur le groupe de ses jouets sans que personne ne puisse lui dire quoi que ce soit, il est le seul sujet devant une série dobjets qui lui offrent, chacun, une parcelle de rêve et de plaisir… Changement d’échelle et de monde… A moins de se laisser envahir par le plaisir d’être un objet…

Andy décide de garder ses jouets, les personnages des films précédents, dans un sac poubelle au grenier, sa mère dit “très bien”, il décide de les jeter à la poubelle, elle dit aussi “très bien”, et ce sera aux jouets de se débrouiller pour échapper à la terrible broyeuse du camion-benne. Le jeune homme est un petit roi, il a tout pouvoir sur ses objets. Il part à l’université et décide de n’emmener que Woody, son préféré, il se délocalise et ne trouve plus à employer les autres qui n’arrivent pas, malgré leurs efforts, à lui redonner envie de jouer avec eux. Ils sont au chômage technique et en souffrent et ce sera à Woody de déployer ses talents d’organisateur pour leur trouver un nouvel emploi chez un nouvel enfant après les avoir sauvés des griffes d’un vieux jouet tyrannique qui les avait accueillis et asservis dans une crèche où la mère d’Andy les avait finalement déposés. Il y a ainsi deux types d’employeurs, les gentils comme Andy, auxquels il faut se soumettre et les méchants comme cet autre jouet (un parvenu revanchard) qui a surtout commis l’erreur de croire que son propriétaire l’avait abandonné et en nourrissait une haine tenace, une rage vengeresse de tyran communiste…

Apprentissage de la mortification

Andy, le petit garçon, devenu au fil des épisodes un jeune homme plus sérieux, c’est typiquement ce Sujet Absolu que produit illusoirement une société marchande qui place l’individu dans la position de choisir, en permanence, des objets à consommer, qu’il s’agisse de nourriture, de valeurs symboliques, de produits culturels ou d’autres personnes devenues des objets de plaisir ou de satisfaction narcissique. La grande illusion consiste à substituer à un rapport intersubjectif, plein d’accrocs et de désillusions, un rapport de sujet (c’est toujours soi) à objet (c’est toujours l’autre) tout en ménageant des pauses, des moments où les rôles s’inversent. Ici, c’est la double identification qui opère dans ce registre… Le héros, le cow-boy de notre enfance, celui qui pense et organise, devient un objet dans le champ de l’autre qu’est Andy son sujet absolu. Et le spectateur de s’identifier alors à ce sujet qui traite tous ces personnages qui sont pourtant pour lui, spectateur omniscient, depuis le début du film, bien vivants et bien incarnés, comme de vulgaires pantins inanimés (à sa décharge, Andy ne sait pas que ses jouets parlent et s’animent quand il n’est pas là, mais il doit s’en moquer depuis le temps qu’il aurait pu s’en rendre compte, cela en dit long sur son intérêt pour eux…).

Cette double identification, cet apprentissage de la mortification devant le désir impérieux de l’employeur conjoint à une toute puissance de consommateur, est précisément ce que ce film a de violent et de jouissif pour le spectateur qui peut être à la fois l’objet et le sujet, le héros imbattable (Woody ou Andy) et la victime consentante (un jouet). Il a la possibilité de changer de monde quand la voix de Woody et des jouets s’éteint, d’être en bas, dans le monde prolétarien des jouets que hante la peur d’être relégués et puis en haut, dans le monde des puissants qui usent des autres et surtout, ne savent pas ce qui se passe en bas, l’ignorent et s’en trouvent innocentés.

La finesse du dispositif repose  sur sa perversité même, car c’est l’esclave, celui qui se couche devant le maître, l’enfant qui joue avec lui, qui finalement mène la danse et se joue de l’autorité du maître en obtenant ce qu’il veut sans jamais avoir eu à le demander ou à le revendiquer. Le cow-boy qui renonce à sa subjectivité devant un enfant joueur fait ici figure de masochiste et initie ainsi le spectateur à la condition d’objet du plaisir de l’autre (quand Woody redevient objet) et à la condition de sujet de la jouissance (s’il bascule sur Andy). Chacun manipule l’autre à des degrés différents si bien que chacun semble y trouver son compte. Le patron et l’ouvrier se complètent parfaitement puisque l’un veut dominer sans connaître l’autre et que l’autre veut être dominé tout en le sachant et en l’acceptant plus que volontiers, en en tirant du plaisir. La morale est sauve, et l’ordre social aussi. Les jouets n’ont manipulé l’enfant joueur que pour rester ensemble au service d’un autre enfant et continuer de ressentir le plaisir de se coucher, inertes, devant lui. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ce sont des employés reconvertis.

Accepter d’être un objet pour celui qui nous choisit, en attendant de devenir soi-même, un jour, -illusoirement- le sujet absolu qui choisit les autres, tel est peut-être  l’enseignement idéologique que véhicule cette histoire de jouets.

Woody ne parlera jamais à Andy pour lui raconter ses problèmes et enfin, pourquoi pas? Ne plus être son jouet mais jouer avec lui…

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Billet initialement paru sur Culture Visuelle

Crédits image: Flickr CC Happy Batatinha, meddygarnet

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L’imposture humanitaire http://owni.fr/2010/01/15/limposture-humanitaire/ http://owni.fr/2010/01/15/limposture-humanitaire/#comments Fri, 15 Jan 2010 07:21:33 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=6984

Au début, je voulais surtout voyager

Jérémy a la petite vingtaine tranquille et joyeusement ébouriffée des membres de la grande tribu des surfeurs, des glisseurs, des grimpeurs, l’œil aussi limpide qu’un lac pyrénéen à la fonte des glaces et un projet de vie qui se construit pas à pas.

Monument aux morts

Le meilleur du pire

Après le bac, je suis donc parti à Pau pour un BTS en commerce international.

J’arrive à ne pas tiquer, c’est le métier qui rentre, mais il lance ça avec un grand naturel et une tête d’anarchiste convaincu qui ne cadrent vraiment pas avec l’idée que je me fais des petits kikis qui gravitent dans les formations commerciales.

  • Ce qui m’intéresse, au départ, ce sont les relations humaines. Le commerce, pour moi, c’est avant tout des relations humaines. Or, dans les écoles de commerce, ce n’est pas du tout ça qu’on t’apprend : faut pas faire de sentiments, la communication, ça peut être de la manipulation, on nous apprend à appâter le client et à prendre les gens pour des cons, c’est-à-dire comment faire des sous.
  • Et là, pendant deux ans, tu te rends compte que ce n’est pas ton truc.
  • Mais je l’ai fait un peu exprès aussi. Parce que si on veut démonter les choses dans la vie, faut commencer par savoir comment ça marche.

Pendant deux ans, Jérémy enquille les stages. Uniquement dans de grosses multinationales. Premier stage en République Dominicaine, zone franche.

  • Le pire du capitalisme : la délocalisation par l’argent ! Choquant ! L’un des gros fabricants de boots du monde. Ils ont des filiales partout. Et là ils produisaient les snow-boots des mecs du Nord dans une zone franche, créée pour développer le pays. Une zone franche, c’est à dire pas de taxes.
  • Mais s’il n’y a pas de taxe, comment tu développes le pays ?
  • Par les salaires. Enfin, c’est ce qu’ils croient : pas de tunes, pas de salaires, travail dans des conditions de merde, pas de syndicat et voilà ! J’étais content. Parce que j’étais à la source, parce que je voyais vraiment comment c’était.

Mais notre Jérémy ne s’arrête pas en si bon chemin et rempile pour une autre multinationale chère à son cœur de surfeur.

Mon boulot au pôle logistique était de trouver des papiers pour les marchandises, les certificats d’origine, l’équivalent des certificats de naissance pour les humains. Là, ce qui était particulièrement intéressant, c’était de pouvoir comparer les prix d’achat à la production avec les prix de revente : c’est assez fabuleux. Je me disais, assez logiquement : ces gars font du surf, je fais du surf, on devrait s’entendre, quelque chose de cool, quoi, l’esprit du surf. Mais voilà le surf est bouffé par l’argent, la compétition et les gars font ça juste pour le pognon, ce ne sont pas des surfeurs. Le surf, ils s’en foutent. Ils sont là pour faire du pognon et c’est tout.

La fin de l’humanitaire de papa


Et voilà comment Jérémy, après une année de profonde réflexion sur son avenir professionnel manifestement incompatible avec ses aspirations profondes, intègre une licence en solidarité internationale, une formation chapeautée, il nous le donne en mille, par le Ministère de l’Intégration et de l’Immigration. Tout un programme !

L’humanitaire est devenue un milieu très fermé. La motivation ne suffit plus, il faut aussi une bonne formation. Et le candidat type pour intégrer une grosse ONG, il sort de Sciences Po, des grandes écoles. Ma licence professionnelle est donc un tremplin. Elle me permettra d’avoir des contacts dans le milieu, ce qui devrait m’ouvrir des portes. Ça fonctionne pas mal en réseau. Aujourd’hui, l’humanitaire cherche des compétences particulières : logistique, gestion de projets et aussi des profils purement spécialisés, très techniques, directement opérationnels, en assainissement de l’eau, électricité, des profils ingénieurs.


Des écoles à former de bons petits gars avec le cœur sur la main et les pieds solidement ancrés dans le sens des réalités, il y en a quatre en France, trois universitaires et une école privée. Bien sûr, c’est dans l’école privée que sont recrutés prioritairement les nouveaux cadres dynamiques de l’humanitaire français, ce sont ces petits gars qui décrochent prioritairement les meilleures places dans les grosses ONG, celles qui ont de l’argent et donc celles qui peuvent agir.

  • Il faut voir le film Profession humanitaire. C’est assez choquant. C’est justement un film sur la formation Bioforce [L'école privée], ses coulisses, les apprentissages. C’est une formation très chère avec beaucoup de moyens… on leur apprend même à conduire des 4×4, c’est assez fabuleux, c’est le gros cliché humanitaire. Les gars sont dans un mode opérationnel qui fait qu’ils ne se posent pas de questions sur ce qu’ils font et sur l’influence que ça aura sur les bénéficiaires. Jusqu’à présent, l’humanitaire ne se posait pas trop de questions sur ses missions ou les conséquences des actions humanitaires sur l’ensemble de la société et des personnes concernées. L’humanitaire c’est quand même quelque chose d’assez récent, plutôt dans le prolongement de l’époque colonialiste. L’aide d’urgence ne pose pas trop de problème : quand la maison brûle, tout le monde est d’accord pour que les pompiers éteignent le feu. Mais le développement, lui, pose beaucoup de problèmes. Jusqu’à présent, on décidait de ce qui était bon, de ce qui était bien pour les autres. C’est typiquement le droit d’ingérence : on décide d’aller t’aider, même si tu n’es pas d’accord et sans se poser la question de savoir ce que les gens ont réellement besoin. On a les moyens pour faire des trucs et on va l’imposer.
  • Tu dis qu’en fait, l’humanitaire est en train de changer profondément, à travers les petits gars comme toi qui sont formés pour réfléchir ?
  • Oui, parce que la société occidentale elle-même est en train de se remettre en question sur ses choix fondamentaux. Jusqu’à présent, l’humanitaire servait surtout à boucher les trous laissés par le capitalisme mondial.

Les ONG, comme bras armé de pansements du grand cirque capitaliste. Les ONG, comme palliatif politique à l’indigence ou le désengagement des États.

  • Les ONG ont vocation à disparaître, à transférer à l’État leurs missions de développement.
  • Un peu comme les Restos du cœur qui, dès l’origine, palliaient l’insuffisance sociale de l’État et avaient vocation à disparaître et pourtant ne cessent de grossir ?
  • C’est exactement la même chose, le caritatif chez nous ou l’humanitaire ailleurs. Avec la crise, les missions des ONG grossissent de plus en plus avec de moins en moins de moyens. L’autre problème, c’est qu’avec des moyens limités, les ONG font très attention à leur recrutement. Le personnel est coûteux, il faut donc qu’il soit hyper efficace sur le terrain. Et ça, Bioforce sait faire. De l’humanitaire bien traditionnel!
  • Oui, mais est-ce qu’à force de chercher l’efficacité, est-ce que la machine humanitaire ne va perdre de vue son objectif premier ?
  • Les ONG fonctionnent comme une entreprise : une comptabilité à tenir, des comptes à rendre à leurs bailleurs de fonds. Les moyens qui financent l’action humanitaire choisissent donc les actions à mener.

Et les financeurs de l’humanitaire sont loin d’être neutres : l’Europe et sa vision politique, les fondations privées, financées elles-mêmes par les grosses multinationales dans lesquelles Jérémy avait pu apprécier toute la grandeur de l’horreur économique mondialisée.

L’argent, c’est le nerf de la guerre. Les multinationales ne sont là que pour le profit et pour redorer leur image de marque, elles financent l’humanitaire.

Et la boucle est bouclée. Les grosses multinationales se nourrissent et entretiennent la misère des peuples, comme Jérémy l’a découvert lors de sa formation en commerce international. Et ensuite, elles financent les projets humanitaires qui améliorent leur image de marque et font oublier leur rôle dans le merdier général. Et nos petits soldats de l’humanitaire utilisent leurs compétences commerciales pour vendre au grand capital les projets de développement qui favorisent, quelque part, le maintien à faible coût, des inégalités dont il se nourrit.

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