OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La Force du cliché obscur http://owni.fr/2011/11/05/star-wars-photo-guerre-etoiles-lucas/ http://owni.fr/2011/11/05/star-wars-photo-guerre-etoiles-lucas/#comments Sat, 05 Nov 2011 10:37:24 +0000 Ophelia Noor http://owni.fr/?p=85393

Gardes impériaux - Dark Lens - © Cédric Delsaux

Trente ans après la sortie de la trilogie  de la Guerre des étoiles de Georges Lucas, ses personnages semblent avoir trouvé leur place dans notre monde vu à travers le regard de Cédric Delsaux. L’inquiétante étrangeté de Dark Lens, série pessimiste, empreinte de mélancolie et de solitude, interroge notre univers quotidien et propose un autre regard, en marge, entre réel et fiction. Cédric Delsaux a commencé la série Dark Lens en 2004 en banlieue parisienne, puis aux alentours de Lille, avec un détour par l’Ukraine, l’Islande et les mégalopoles Sao Paulo et Dubaï.

Quel a été le point de départ de l’idée de la série Dark Lens ?

Ce qui m’amène à faire de la photo ce n’est pas Star Wars, mais un travail sur les lieux. Ils peuvent paraître banal et ternes mais me paraissent souvent fous et délirants. C’est donc le réel qui m’apparaissait fantastique et je l’ai pris au pied de la lettre en y incluant des personnages fantastiques. Cette photo de l’autoroute A4 au nord de Paris a d’abord existé sans les personnages.

Dark Lens ©Cedric Delsaux

Il y avait quelque chose de dingue pour moi, on aurait dit une soucoupe. J’avais l’impression que ça parlait d’un monde situé à des années lumières et qu’il manquait un petit quelque chose pour décoller et aller plus loin. Il fallait ce petit élément en plus, ces figurines de la Guerre des étoiles.

Dans quel ordre procédez-vous ? Avez-vous déjà la scène en tête avec les personnages ou est-ce le paysage qui s’impose en premier ?

J’ai d’abord l’intuition du lieu et quand j’arrive, je me dis souvent, “c’est là”. Ou alors au contraire, je passe tout de suite mon chemin. Dans un lieu, je peux faire plusieurs photos, car il me parle, et c’est plus intéressant pour moi si je ne l’ai pas pensé avant, sinon, je me sens presque dans une redite.Une fois que j’ai le lieu, j’ai en tête le personnage que je veux incruster. J’ai donc des fonds à remplir, il faut trouver des personnages et suffisamment de qualité technique pour que l’incrustation puisse fonctionner sans que ça ait l’air d’une mauvaise blague. Car l’idée, surtout, c’était de ne pas se moquer de la série, même si certains montages sont drôles. Comme je ne suis pas collectionneur de base, j’ai emprunté de figurines à une boutique parisienne qui m’a bien aidé.

Bobba Fett [Dark Lens - ©Cédric Delsaux]

Bobba Fett - Dark Lens ©Cédric Delsaux

Au début j’ai voulu faire les photos dans la rue mais c’était trop compliqué : je me suis même fait arrêter une fois dans un centre commercial [ndlr : pour la photo de Bobba Fett], le gars de la sécurité m’a pris pour un geek attardé. En studio, c’est beaucoup plus simple pour avoir une belle lumière puis détourer le personnage et l’intégrer. C’est un peu comme la série Nous resterons sur terre, l’idée était de modifier le moins possible le lieu. Plus il est véritable, plus il est intéressant et même avec ses imperfections. Les tempêtes de sable sont véritables, je fais seulement des petites retouches sur la chromie.

Justement on constate des similitudes avec votre série Nous resterons sur Terre, une sensation d’enfermement, de mélancolie, dans des espaces vides et avec ce même mouvement de construction et de déconstruction.

Cette série a été intercalée entre deux prises de vue pour Dark Lens donc on retrouve cette même trame. Dark Lens est étalée sur cinq ans, mais dans les faits, je travaille dix jours sur place et après j’ai une période d’incrustation qui peut être assez longue en studio. Nous resterons sur Terre, c’est différent, il faut aller à chaque fois sur place, avec un matériel lourd, cela représente deux ans de travail. Dans cette série nous n’avons pas de personnages, les hommes ont disparu. Parfois je ne suis pas loin des centre-villes mais pour moi c’est le même mouvement, la construction amène la déconstruction.

série "Nous resterons sur Terre" - © Cédric Delsaux

La même énergie effrénée que l’on met dans la construction, on la mettra des années plus tard dans la destruction. Et dans un cas comme dans l’autre, ce sont toujours des sites en devenir. Et c’est ce que j’aime car ils font appel à notre propre imagination. C’est à nous d’imaginer ce qu’ils deviendront.

C’est un lien que l’on retrouve dans la trilogie Star Wars, où les sites sont en perpétuelle construction comme l’Étoile de la mort, ou en destruction.

C’est très juste, je n’avais pas fait le lien. Je pense que c’est cela aussi qui me rapproche de la trilogie et qui fait qu’elle pouvait s’inclure dans mon travail. Il existe cette même fascination pour la construction et la destruction. Si nous avions eu un banal vaisseau tout blanc chromé, on aurait dit c’est ridicule, ce n’est pas possible. Mais ça marche parce que Lucas inclus également une esthétique de la ruine, de la pourriture, de l’usure, de l’entropie même au fin fond de la science-fiction. Et c’est cela qui rend leur incrustation dans notre monde possible et crédible.

Vous avez un rapport particulier à une des trilogies ou un des épisodes ?

J’ai 37 ans, je viens donc de la première série. J’ai d’abord vu Le retour du Jedi en 1983, j’avais 9 ans. Ce n’est pas mon préféré mais il a particulièrement compté. C’est un peu comme la mort de Kennedy, chacun s’en souvient, je me rappelle du cinéma, du moment, alors que c’est sans doute le seul film que j’ai vu à cet âge. Visuellement, ça m’avait fasciné. Il y avait une ouverture, ce qui plaît tant aux enfants, de se dire qu’on peut tout inventer, que tout est possible.

Le crash - Dubaï - © Cédric Delsaux

C’est ce qui est exceptionnel chez George Lucas, c’est la reconstitution d’une cosmogonie complète, 150 000 planètes, autant de vaisseaux, de personnages et de cultures. Ça n’avait jamais été fait à mon sens au cinéma. Donc visuellement, je voulais rendre ça possible, le lien est évident. Cependant, le cinéma qui me touche et m’influence est celui de Terence Malick ou de Gus Van Sant. Dans Star Wars, ce sont les moments où il ne se passe rien qui me plaisent le plus, ces moments suspendus, sans dialogues, avec des paysages sans fin.

La série laisse une impression de mélancolie et d’enfermement. Comment faites-vous le repérage des lieux et comment procédez-vous au niveau de la mise en scène et du cadrage ?

Au début je fais cela tout seul, je rêve, je fantasme ce réel en y superposant des couches cinématographiques. Au fond, c’est le message que je tente de faire passer : nous n’évoluons pas dans le réel, mais dans l’idée qu’on s’en fait, dans le fantasme qu’on y plaque. C’est inconscient, on l’a l’impression que c’est objectif, mais la perception est éminemment subjective. Les formats sont d’origine et les cadres sont construits à peu près de la même façon. C’est très travaillé, je l’assume, un peu comme un peintre qui pose son chevalet et présente un espace qui parait statique, comme si rien ne venait de l’extérieur.

Dark Lens - © Cédric Delsaux

Je viens de la chambre grand format, j’aurais donc pu photographier la série de cette façon, mais c’est lourd et cher, je suis passé au numérique. J’ai gardé un pied très lourd, je ne fais pas de photos à main levée, d’où cette impression de cadre pointilleux. J’ai un peu recadré pour le livre, pour une raison simple, indépendante de ma volonté. J’ai commencé cette série avec un capteur numérique différent – un Canon 24×36 – et ensuite un appareil moyen format avec un dos numérique et qui a une autre homothétie.

Dark Lens - © Cédric Delsaux

Je cherche une image qui soit la plus limpide possible, évidente, presque un non cadrage. A partir d’un réel un peu chaotique et compliqué, je taille, je recadre, pour le simplifier, le rendre lisible, même si ça ne veut pas dire intelligible. Chaque photo doit être une forme de mystère mais énoncé de la façon la plus limpide possible. J’aime ce rapport entre ces deux éléments qui se font face, ces personnages de la science-fiction et le réel.

Techniquement, comment procédez-vous pour les incrustations de personnages ?

La vraie difficulté, c’est d’avoir un lieu suffisamment vide et d’où émane une certaine poésie dans lequel je sais qu’avec un personnage suffisamment fort la transfiguration aura lieu. Toutes les images ne sont pas bâties de la même manière. Certaines sont sur un simple mode de constatation : un personnage contre un lieu [ndlr : la photo avec Boba Fett]. Et plus j’avançais dans mon travail, plus je trouvais intéressant de prendre des lieux qui pourraient faire partie de la science-fiction, où les personnages se fondraient totalement. Dans d’autres photos, on s’éloigne un peu plus, il faut presque aller chercher les personnages dans l’image.

Un des personnage, le battle droid est fait en 3D par Pierrick Guenneugues. Je voulais l’utiliser mais ce n’est pas un personnage phare dans la série donc il n’a jamais eu de belle figurine. La maquette 3D permet de lui donner tous les mouvements possibles et de l’humaniser un peu. Ensuite j’ai seulement deux personnages en réel, des gens avec des costumes pour lesquels la figurine ne pouvait pas rendre la texture des habits.

Dans une autre de vos séries, 1784, on a l’impression que les personnages sont déconnectés du paysage, comme hors du temps, et pourtant on est frappé par la cohérence de la mise en scène, du sens qui se dégage de ces tableaux. Pourquoi le choix de cette année-là, 1784 ?

Cette année ne renvoie à rien dans la période de l’Ancien Régime. J’avais d’abord envie de photographier une aristocratie, au bord de la décadence, prête à exploser, comme il y en a à différents moments de l’histoire. L’idée était de parler de notre époque contemporaine, avec des costumes d’un autre temps. D’ailleurs, n’est-ce pas nous qui singeons une autre époque ? C’est un fantasme de 1784, qui renvoie aussi à 1984, où Orwell fantasmait un futur terrible. Est-ce qu’on ne fantasme pas aussi le passé ? Est-ce qu’on ne voit pas plutôt des images des téléfilms, des séries qui nous font imaginer un passé qu’on ne touche pas, et qui est donc faux ?

série 1784 - © Cédric Delsaux

Là encore on peut raccrocher avec Star Wars qui se passe dans un “faux futur”, la trilogie a en fait lieu dans un passé indéterminé et dans un lieu lointain. On se rend compte à quel point les deux mondes, la fiction et le réel, se rapprochent dans Dark Lens.

Exact, cela s’est passé il y a bien longtemps dans une galaxie très lointaine. C’est de la science-fiction passée. On est à la fois dans une temporalité et un espace flottant. On pourrait être à Dubaï ou Paris, ce n’est pas important. C’est la même chose pour la série, Nous resterons sur terre, où j’ai constitué une sorte de labyrinthe. On pourrait même se demander si Dubaï n’essaye pas de ressembler aux villes du futur qu’on a vu dans les films, avec le réel qui court après la science-fiction. On perçoit le réel à travers la fiction.

R2D2 et C3PO - Lille - Dark Lens - © Cédric Delsaux

Dark Lens interroge également notre environnement urbain qui paraît sans limite quand on pense à une ville comme Dubaï, sur les abus de pouvoir et le côté absurde ou décalé de notre monde, qui est aussi rendu par la présence de ces personnages fantastiques.

Les robots sont une technologie qu’on nous a survendu en nous disant qu’elle allait simplifier nos vies, pour finalement n’aboutir à rien. Il y a un côté post-moderne, où on se situe au-delà du rêve de la modernité qui apporterait du confort, où on n’aurait plus qu’à se contenter de vivre alors que ce n’est pas du tout le cas. C’est presque la vision d’une dictature technologique qui s’assèche sur place et qui créé un monde terrifiant. Je ne sais pas si Georges Lucas l’a voulu tel quel, mais la trilogie de la Guerre des étoiles pose aussi cette question. Comment une démocratie devient une dictature avec toutes ses armées robotisées au service du bien et de l’ordre, qui basculent en deux clics.

Le Faucon Millénium - Dark Lens - © Cédric Delsaux

C’est plutôt bien fait dans le troisième volet [ndlr: Le retour du Jedi] qui montre à quel point notre démocratie est bien plus fragile qu’on ne le croit, et que justement notre technologie n’est pas forcément un paravent à l’obscurantisme. C’est en tout cas ce que j’y vois. C’est ce que j’aime dans la photo, où le sens n’est pas monopolisé par l’auteur. On peut s’arrêter à la vision littérale, un chantier à Dubaï avec des petits bonhommes fantastiques ça et là, mais j’espère qu’on y ressent ce souffle et cette inquiétude. C’est cela qui m’anime.


Photographies de Cédric Delsaux, tous droits réservés.

Livre DARK LENS  de Cédric Delsaux, publié aux éditions Xavier Barral

Exposition au MK2 Bibliothèque à partir du 24 novembre.

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La photographie est-elle encore moderne? http://owni.fr/2010/04/06/la-photographie-est-elle-encore-moderne/ http://owni.fr/2010/04/06/la-photographie-est-elle-encore-moderne/#comments Tue, 06 Apr 2010 15:31:10 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=11717 481030442_ede95597b7

Le monde de la photographie éprouve aujourd’hui un paradoxe nouveau. Il a absorbé dans la pratique le choc de la numérisation, sa plus importante mutation technologique depuis l’invention du négatif (Talbot, 1840). Mais il reste fortement attaché à ses symboles traditionnels et montre une résistance surprenante à admettre ou à faire valoir cette évolution dans ses représentations.

Les effets de la numérisation peuvent être expliqués par sa principale caractéristique: la dématérialisation du support. Tout comme la notation écrite a permis la reproduction et la diffusion des messages linguistiques, la transformation de l’image en information la rend indépendante du support matériel, qui n’en est qu’un véhicule temporaire.

Cette transformation a quatre conséquences majeures. Elle modifie de façon radicale les conditions de l’archivage des documents, désormais intégrables à des bases de données numériques, ce que je caractériserai par leur indexabilité. Elle préserve la capacité de modifier les photographies après-coup, créant une continuité entre la prise de vue et la post-production, soit une nouvelle versatilité. Elle facilite leur télécommunication instantanée, les faisant accéder à une forme d’ubiquité. Elle permet leur intégration aux contenus diffusables par internet, et consacre ainsi leur universalité.

Partagées avec toutes les autres sources numériques, ces propriétés apportent à l’image fixe un ensemble de bénéfices pratiques, techniques et économiques dont l’ampleur est sans précédent. Or, tout se passe comme si le domaine photographique s’était figé dans une sorte d’académisme culturel, camouflant les évolutions apportées par la numérisation derrière la continuité revendiquée de ses pratiques et de ses modèles dominants.

Une révolution invisible?

Il n’est pas rare que les évolutions technologiques engendrent des mutations culturelles dans les pratiques professionnelles. L’histoire fournit de nombreux exemples de ces périodes de crise, qui prennent l’aspect de la fameuse “querelle des Anciens et des Modernes” – autrement dit la polarisation en deux camps des adversaires et des partisans du changement, ainsi que l’émergence d’un théâtre de la dispute, qui assure la publicité des débats.

Loin de constituer un phénomène exceptionnel, la résistance à l’innovation est au contraire le symptôme le plus régulier d’un processus de transition culturelle. Elle est d’autant plus forte que les modifications demandées aux acteurs sont importantes et que le rythme du changement est rapide.

Présentée sous la forme inédite d’une technologie accessible au grand public, la photo témoigne d’une aptitude incontestable à accueillir l’innovation. Son apparition elle-même a suscité la colère des graveurs, des dessinateurs ou des miniaturistes, professions menacées par la nouvelle venue.

D’abord snobé en 1851 par la Société héliographique, première association du champ photographique, le collodion humide s’impose en une poignée d’années comme le nouveau standard. Son successeur, la plaque sèche, qui suscite en 1880 réticences et quolibets de la part des photographes professionnels, s’installe dans la pratique courante dès 1886.

Perçu comme un gadget au début des années 1930, le film 35 mm est rapidement adopté par la jeune génération, qui fait du Leica «l’appareil préféré des reporters opérant en situation d’urgence» (Chéroux, 2008). Ce n’est pas la première fois que la photographie doit faire face à une évolution majeure. Elle a toujours su s’adapter dans des délais relativement brefs.

La révolution numérique, qui affecte le domaine photographique de manière sensible depuis le début des années 1990, ne s’inscrit pas dans cette généalogie. Indicateur de l’évolution des pratiques, le remplacement des matériels s’est considérablement accéléré depuis 2003.

En 2009, le parc actif des équipements de prise de vue en France est estimé à près de 45 millions d’appareils numériques (dont 18,7 millions de camphones) pour 12,3 millions d’argentiques (dont 5,3 millions d’appareils jetables). Depuis 2008, les organismes spécialisés ont cessé de tenir la statistique du marché des appareils argentiques neufs, dont le volume n’est plus considéré comme significatif. Sur le terrain, pour la photo amateur comme pour la photo de presse, la messe est dite – les pixels ont remporté la bataille.

Pourtant, du côté des manifestations publiques de l’activité photographique, on pourrait en douter. Alors que le cinéma, avec la 3D, argument-clé de l’évolution de la filière, a su promouvoir une image attractive de son rapport aux nouvelles technologies, alors que la consultation musicale via le podcasting ou les portails en ligne est désormais intégrée à l’offre commerciale, la photographie reste étrangement en retrait, incapable de valoriser les évolutions réelles de sa pratique.

Organisé par l’association Gens d’images depuis 1999, le prix Arcimboldo, dédié à la création numérique, demeure une manifestation discrète. Une seule exposition thématique notable a été proposée en 2007 par le musée de l’Elysée de Lausanne, sous le titre: “Tous Photographes! La mutation de la photographie amateur à l’heure numérique“. En revanche, les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, principal festival du secteur, affichent cet été parmi leurs thématiques “Les esthétiques qui disparaissent avec le numérique”. Un avis comme celui que j’ai pu exprimer en 2006: “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (Gunthert, 2006) est resté une prise de position isolée.

Après le colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels“, proposé par l’Ecole Louis-Lumière au Sénat, qui a accordé une place généreuse aux regrets des professionnels installés (avec notamment la projection de l’”autodafé” tragicomique de Jean-Baptiste Avril), plusieurs photographes ont tenu à m’assurer en privé que cette déploration complaisante n’était pas représentative de l’esprit de la jeune génération. Le fait est que celle-ci n’a aujourd’hui guère de support ni de porte-paroles visibles.

Faute d’une mobilisation plus affirmée des acteurs du renouvellement, les effets de la numérisation dans le champ photographique se résument, dans le débat public, à l’antienne de la concurrence des amateurs et à la dénonciation de la retouche.

Le dogme de l’objectivité menacé par Photoshop

La recherche de boucs émissaires en période de crise est un réflexe compréhensible. Mais les difficultés économiques de la filière relèvent d’un ensemble de causes autrement plus complexes que le rôle fantasmé des amateurs.  Ajoutons que la présence de l’image dans l’espace public, via les supports de publicité ou d’information, a habitué nos contemporains à la consommation sans coût apparent d’une ressource qui semble abondante, bien avant la gratuité des contenus sur internet. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les professionnels proviennent d’abord des pratiques qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place.

La récurrence de l’interdit de la retouche, encore manifestée récemment par l’exclusion d’un lauréat du World Press Photo, forme un symptôme plus inquiétant. On se souvient qu’avant même la diffusion de la photographie numérique, l’apparition de logiciels de traitement d’image avait suscité l’émoi des spécialistes. Dans L’Œil reconfiguré, William Mitchell évoquait dès 1992 l’entrée dans «l’ère post-photographique», indiquant combien les destinées du médium et de la retouche paraissaient interdépendantes.

Retouche dimage, concours Lathlète complet, Le Journal, 1913 (cliquer pour agrandir).

Retouche d’image, concours “L’athlète complet”, Le Journal, 1913 (cliquer pour agrandir).

La retouche numérique s’inscrit pourtant pleinement dans la continuité des pratiques photographiques professionnelles, où le travail du matériau visuel est un impératif aussi évident que celui du signal sonore pour la musique enregistrée. Contrairement aux affirmations organicistes de théoriciens improvisés, l’inquiétude provoquée par l’irruption de Photoshop n’est pas la conséquence de la versatilité nouvelle du support, mais plutôt celle de la visibilité inédite du post-traitement, désormais exposé aux yeux de tous.

En consultant les ouvrages de référence du siècle passé, les étudiants des années 2010 seront surpris de constater que Roland Barthes pas plus que Susan Sontag ou Rosalind Krauss n’évoquent dans leurs travaux l’existence de la retouche. Ce t aveuglement est le résultat d’une longue hypocrisie du monde professionnel qui, réservant les secrets de fabrication de l’image photographique aux initiés, a réussi à imposer le postulat de son authenticité “naturelle”. Seule Gisèle Freund, avec une lucidité rare, écrivait dès 1936:

«La photographie, quoique strictement liée à la nature, n’a qu’une objectivité factice. La lentille, cet œil prétendu impartial, permet toutes les déformations possibles de la réalité, parce que le caractère de l’image est chaque fois déterminé par la façon de voir de l’opérateur. Aussi l’importance de la photographie, devenue dynamique sous la forme du film, ne réside-t-elle pas seulement dans le fait qu’elle est une création, mais surtout dans celui d’être un des moyens les plus efficaces de détourner les masses des réalités pénibles et de leurs problèmes.»

Depuis Photoshop, il est plus difficile de glisser la retouche sous le tapis. Plus difficile, mais pas impossible, comme le prouve l’argumentaire développé au cours d’une édition d’Envoyé spécial, diffusé le 10 décembre 2009 sur France 2. En distinguant avec soin les secteurs frivoles du portrait de studio, de la mode et de la publicité (où le post-traitement peut se déployer en toute liberté), du seul domaine qui compte, celui de l’information (où l’on souligne que la retouche reste proscrite), le reportage applique la tactique classique de l’exception circonstancielle, qui a maintes fois sauvé la légitimité menacée du médium (Gunthert, 2008).

En cette matière, la confusion est telle qu’il est nécessaire de l’énoncer clairement: non, la versatilité n’est pas une menace pour la photographie, mais bien une puissance mise à la disposition de la création. La véracité de l’enregistrement n’est garantie a priori par aucun paramètre technique, mais seulement par l’éthique de l’auteur.

Dans le domaine de l’information – symbole de la pratique photographique –, tout comme la latitude d’expression d’un journaliste ne fait pas obstacle à l’exactitude, il faut admettre qu’un photographe ne restitue qu’une vision de l’événement, et que celle-ci ne comporte pas moins de marques de subjectivité que son équivalent écrit. Enfin, contrairement au dogme, le photoreportage, marqué depuis ses origines par la contamination avec l’illustration et les artifices rhétoriques (Gervais, 2007), ne constitue nullement l’alpha et l’oméga du document visuel, mais plutôt le successeur de la peinture d’histoire, dont le rôle est de représenter les événements conformément aux attentes de la culture dominante.

La versatilité est une chance pour la photographie de secouer l’évangile pesant de l’automatisme, qui entrave depuis si longtemps l’aveu de sa dimension graphique. Comme dans les années 1920, lorsque László Moholy-Nagy repérait les prémices de la “Nouvelle vision”, c’est dans la publicité qu’on trouvera aujourd’hui l’expérimentation d’une liberté où s’esquissent les contours de la nécessaire auteurisation de la photographie.

Si l’on est attentif à l’évolution des attentes des contemporains, et qu’on s’aperçoit qu’une œuvre signée a désormais plus de crédibilité qu’un document soi-disant impartial, on comprendra que la subjectivité, loin d’être l’ennemie de l’authenticité, en constitue aujourd’hui le meilleur garant. Il ne manque qu’un Moholy-Nagy pour déployer les atouts de ce nouveau paysage.

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Intervention dans le cadre du colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels”, Ecole Louis-Lumière, Paris, 29 mars 2010.

Références

> Clément Chéroux, Henri Cartier-Bresson. Le tir photographique, Paris, Gallimard, 2008.

> Patrice Flichy, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995.

> Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris, La Maison des Amis des livres/A. Monnier, 1936.

> Thierry Gervais L’Illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information, 1843-1914, thèse de doctorat d’histoire, Lhivic/EHESS, 2007 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4356).

> André Gunthert, “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (propos recueillis par Hubert Guillaud), InternetActu, 8 juin 2006 (http://www.internetactu.net/…).

> André Gunthert, “Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique”, Etudes photographiques, n° 22, octobre 2008, p. 56-77 (en ligne: http://etudesphotographiques.revues.org/index1004.html).

> Lucie Mei Dalby, Stéphanie Malphettes, Charles Baget et. al., “Photos en trompe-l’œil” (vidéo, 30″), Agence Capa, 2009, diffusé le 10/12/2009 sur France 2.

> William J. Mitchell, The Reconfigured Eye. Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge, Londres, MIT Press, 1992.

> László Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie (1927, trad. de l’allemand par C. Wermester et al.), Paris, Gallimard, 2006.

> Amélie Segonds, Indexation visuelle et recherche d’images sur le Web. Enjeux et problèmes, mémoire de master, Lhivic/EHESS, 2009 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4118)

> Article initialement publié sur Culture Visuelle

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