OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Occuper Wall Street et son esprit http://owni.fr/2011/10/07/rentrer-dans-la-finance/ http://owni.fr/2011/10/07/rentrer-dans-la-finance/#comments Fri, 07 Oct 2011 21:22:13 +0000 mckenzie wark http://owni.fr/?p=82663 L’occupation n’a en réalité pas lieu à Wall Street. Il y a bien une rue qui porte le nom de Wall Street à Manhattan, mais Wall Street représente ici un concept, une abstraction. L’occupation en cours consiste donc à s’emparer d’une petite place (quasi) publique dans les environs de Wall Street, dans le quartier financier, et à en faire une sorte d’allégorie.

Contre cette abstraction qu’est Wall Street, l’occupation propose une autre histoire, peut-être non moins abstraite.

L’abstraction que représente Wall Street comporte un double aspect. D’un côté, Wall Street renvoie à un certain type du pouvoir, un oligopole d’institutions financières qui retire à chacun de nous une rente sans que nous en ayons jamais retiré grand chose. Le slogan du vieux complexe militaro-industriel était “ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique”. Aujourd’hui, le slogan de cette classe de rentiers est : “Ce qui est bon pour Goldman Sachs ne te regarde pas!”.

La classe des rentiers est un oligopole à côté duquel les aristocrates français du XVIIIe siècle passent pour des gestionnaires bien organisés et sérieux. Si l’on en croit leur porte-parole, la classe des rentiers est une espèce si délicate qu’elle ne se lève pas le matin pour moins de 1000 dollars la journée. Leur constitution est si sensible qu’à la moindre remarque désobligeante, ils vont prendre leur argent et bouder dans un coin. Pour couronner le tout, ils ont si mal géré leurs affaires qu’une énorme quantité d’argent public a été nécessaire pour maintenir leur business.

L’abstraction que constitue Wall Street correspond aussi à quelque chose d’autre, une forme inhumaine de pouvoir qui affecterait quiconque foule le sol du quartier financier. Qualifions ce pouvoir de vectoriel. C’est une combinaison de fibre optique et d’un nombre impressionnant d’ordinateurs. Une immense proportion de l’argent en circulation dans le monde est échangée au moment même où vous lisez ces lignes. Les ingénieurs pensent maintenant sérieusement à réaliser ces transactions à la vitesse de la lumière. Dans cette acception abstraite, Wall Street renvoie à de nouveaux robots suzerains, sauf qu’ils ne viennent pas de l’espace.

Un refus de revendications

Comment occuper une abstraction ? Peut-être uniquement avec une autre abstraction. Occupy Wall Street s’est emparé d’un jardin plus ou moins public niché au milieu des tours du centre-ville, pas trop loin du site du World Trade Center, et y a installé un camp. C’est une occupation qui n’a presque aucune exigence. A sa base se trouve une idée : et si les gens se rassemblaient et trouvaient un moyen de structurer un débat qui pourrait lui-même aboutir à une meilleure façon de faire tourner le monde ? Pourraient-ils de toute façon faire pire qu’aujourd’hui, sous les efforts combinés du Wall Street comme classe rentière et du Wall Street des vecteurs informatisés, qui échangent des actifs incorporels.

Ce qui manque, c’est la politique elle-même.

Certains observateurs ont interprété l’humilité de cette exigence comme une faiblesse de la part d’Occupy Wall Street. Ces derniers veulent une liste de revendications, et ils n’hésitent pas à en proposer. Mais peut-être que le meilleur aspect d’Occupy Wall Street est sa réticence à faire des demandes. Ce qui reste de la pseudo-politique aux États-Unis est remplie d’exigences. Réduire la dette, couper les impôts, abolir les régulations. Personne ne prend plus la peine ne serait-ce que de justifier tout cela. C’est quelque part admis que seul ce qui importe à la classe des rentiers compte.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce n’est pas tellement que les rentiers achètent les politiciens aux États-Unis. Pourquoi s’ennuyer quand on peut louer leur service ? Dans ce contexte, l’élément le plus intéressant d’Occupy Wall Street est l’idée que ce qui manque n’est pas les exigences, mais le processus. Ce qui manque, c’est la politique elle-même. Cela peut paraître contre-intuitif, mais il n’y a vraiment pas de politique aux États-Unis. Il y a de l’exploitation, de l’oppression, des inégalités, de la violence et des rumeurs laissent entendre qu’il y aurait encore un État. Mais il n’y pas de politique. Il y a seulement un semblant de politique. Des professionnels qui louent leur influence pour favoriser leurs intérêts. L’État n’est même plus capable de négocier pour les intérêts communs à la classe dominante.

La “politique d’en-bas” est aussi stimulée. Le Tea Party réalise vraiment une excellente campagne marketing. C’est un moyen de rendre attractive les exigences de la vieille classe des rentiers – au moins pour un temps. Comme la malbouffe, ça semble délicieux jusqu’à ce que commence l’indigestion. C’est le ”Contract on America, its Compassionate Conservatism”, mais avec de nouveaux ingrédients ! Le Tea Party a rencontré un certain succès. Mais on ne peut pas tromper tout le monde, tout le temps, et sans doute une nouvelle campagne marketing attend son heure, pour le moment où ça s’essoufflera.

Le génie de l’occupation est simplement de suggérer qu’il peut y avoir une forme de politique qui permet aux gens de se rencontrer, de proposer et de négocier. Cette idée renvoie à l’immense absence au centre de la vie des américains : une nation entière, un empire même, sans politique.

Contre une abstraction, une autre abstraction

Wall Street est le nom d’une abstraction qui a un double sens : une classe de rentiers qui utilise un pouvoir vectoriel pour contrôler les ressources et qui contourne dans le même temps le processus politique dont le rôle minimum serait de prendre en compte les intérêts du peuple. Contre cela, l’occupation propose une autre abstraction, et celle-ci a également un double aspect.

D’un côté, il s’agit de quelque chose de physique : une occupation d’espace. Cela a perturbé la police de New-York (NYPD), qui y a répondu par des tactiques maladroites. La police ne sait tout simplement que faire face à cette occupation pacifique et satisfaite de faire du camping, mais qui déborde sur le week-end de milliers de personnes. Il existe un danger pour que cela déborde également sur le NYPD et ses arrestations foireuses ou leur gestion incompétente de la foule.

Il est possible que Occupy Wall Street effraye un peu les rentiers. Non pas que quelques anarchistes leur posent problème, mais il sont inquiets de la possibilité même d’un enchainement d’évènements qui pourrait résulter de cette action hautement symbolique. En l’absence d’une compétence réelle en ce qui concerne la croissance et l’affinement d’une économie politique, la classe des rentiers a fondamentalement décidé de piller et de mettre à sac ce qui reste des États-Unis. Et au diable les conséquences. Ils ne souhaitent simplement pas être pris en flagrant délit.

L’occupation d’un petit square au centre de New-York n’a guère d’impact sur le pouvoir du vecteur. Cela ne gène même pas le personnel des bureaux alentours, mais l’occupation physique est liée à une occupation plus abstraite, et la seule éventualité que cela puisse se répandre dérange la fragile stabilité des rentiers.

L’occupation empiète sur le pouvoir du vecteur

L’occupation s’étend jusqu’au monde intangible du vecteur, mais pas de la même manière que Wall Street. Le flic qui a été assez stupide pour avoir utilisé du gaz lacrymogène sur des femmes bloquées par un filet, a été identifié par des hackers et son identité a été publiée sur Internet très rapidement. L’incident du pont de Brooklyn, durant lequel la police a laissé les gens envahir la chaussée pour ensuite les arrêter, se retrouve sur Internet. L’occupation est également une occupation des médias sociaux.

Les soi-disant médias grand public ne savent pas comment traiter le sujet. Le formalisme avec lequel l’information générale est traitée est tellement baroque que les diffuseurs en viennent à se demander si l’occupation participe bien de l’”actualité”. Il n’y a pas de communiquant désigné. L’occupation ne bénéficie pas de publicité ni de visibilité. Il n’y a même pas de porte-parole people. Comment cela peut-il être traité en tant qu’actualité ? L’occupation a révélé la pauvreté journalistique en Amérique. Cela est, en soi, une information.

Transférez !

L’abstraction, c’est que l’occupation est double : une occupation de l’espace, quelque part près de Wall Street, et une occupation d’un média social avec des slogans, des images, des vidéos et des histoires.  Keep On Forwarding! (Continuez à transférer!) ne serait pas un si mauvais slogan. Sans même parler de la nécessité de créer un vrai langage politique dans le champ des médias sociaux. Les entreprises qui les possèdent en retireront quand même une rente – il n’y a pas grand chose à faire à cela – mais au moins l’espace peut être occupé par autre chose que de mignons petits chats.

Alors que les intellectuels ont pris l’habitude de parler de La Politique, l’occupation a entrepris de créer une politique avec un petit P qui est abstraite et prosaïque en même temps. Ce n’est pas un hasard si tout a commencé avec ceux que l’on pourrait définir au sens large comme ”anarchistes”. Ils ont travaillé sur la théorie et la pratique pour quelques temps. Le mouvement ouvrier organisé a commencé à y prêter attention quand il devenu évident que ni la police ni les intempéries ne dissuaderaient les anarchistes et ceux qui les suivaient. C’est un peu comme si les travailleurs organisés s’étaient réveillés un matin, avaient vu que l’occupation continuait et s’étaient dit : “Je dois les suivre parce que je suis le leader !”. C’est mieux de récupérer des membres déjà syndiqués dans les lieux de travail, ce qui semble d’ailleurs être la stratégie principale des syndicats.

A ce jour, ce qu’il se passe ici est ce que j’appellerais un étrange événement médiatique mondial. C’est un événement dans la mesure où personne ne peut prédire la suite. C’est un événement médiatique en ce que son destin est lié à l’occupation à la fois de la place Zucotti et des médias. C’est un événement médiatique mondial au moins depuis que la police de New-York a arrêté des gens sur le pont de Brooklyn conférant ainsi à l’occupation une immense publicité gratuit (merci les gars!). C’est un étrange événement médiatique mondial : des éléments sans précédent qui nous sortent de l’ennui du quotidien et de toutes ces choses qui sont généralement contrôlées et pacifiées.

Par exemple, les observateurs s’enferment dans des débats, tentant de savoir s’il s’agit ou non d’un mouvement social. C’est une occupation. C’est dans le titre, au cas où vous l’auriez manqué: “Occupy Wall Street”. Ceux qui y ont prêté attention remarqueront qu’elle fait partie d’une vague mondiale plus large d’anarchistes qui ont inspiré les occupations, grandes et petites. Ma propre université, la New School for Social Research, a été occupée, bien que brièvement, en 2008. C’est une tactique qui a été essayée et affinée depuis quelques années.

Une occupation est conceptuellement l’opposition d’un mouvement. Un mouvement dont le but en est la cohérence, mais qui utilise l’espace comme un espace pour ses troupes. Une occupation ne conditionne pas son sens à ses limites spatiales, mais choisit des espaces significatifs ayant une résonance signifiante dans le terrain abstrait de la géographie symbolique.

Une des raisons pour lesquelles tout fonctionne est que cela ne reproduit pas ce que font les mouvements sociaux, au moins jusqu’à maintenant. C’est aussi loin de la Politique que certains intellectuels veulent bien le dire, mais également différent de la politique du Forum Social ces dernières années. Pour ceux qui veulent une théorie pour aller avec la pratique, il faut se tourner vers autre chose que Negri ou Badizek. Il n’y a pas de multitude, pas d’avant-garde.

Si l’occupation est un peu déroutante pour nous autres intellectuels, imaginez notre pauvre maire milliardaire ! Bloomberg a suggéré que l’occupation incommodait le banquier moyen qui se bat pour s’en sortir avec seulement 40 à 50 000 dollars par an. Le revenu du foyer moyen de mon quartier, qui est plutôt confortable, est juste au-dessous de 40 000 dollars par an – et c’est le revenu d’un foyer. Il est peu probable que la ligne du ”pauvres banquiers !” engrange beaucoup de sympathie.

Comment ça va tourner, personne ne le sait. C’est comme ça lorsque se déroulent “d’étranges événements médiatiques mondiaux”… C’est une épreuve de volonté. La police de New-York n’est pas vraiment disposée à employer massivement la force par peur qu’elle se révèle contre-productif. Il pourrait bien y avoir quelques personnes – anarchistes ou pas- prêtes à se faire arrêter. Cela pourrait provoquer un soutien populaire considérable. Pour une fois, la cible de la mobilisation est globalement méprisée par tout ceux qui n’en bénéficient pas. La clé est de rester concentré sur l’abstraction que constituent Wall Street et les effets pervers qu’à peu près tout le monde ressent dans sa vie de tous les jours.


Article initialement publié sur VersoBooks


Crédits photos: Flickr CC eqqman, david_shankbone, karathepirate

Image de Une CC Flickr Paternité david_shankbone

Retrouvez le dossier complet :

La cote de la révolte
Une lumière crue dans la nuit de la finance

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Pourquoi Wall Street domine le monde http://owni.fr/2011/03/15/wall-street-pouvoir/ http://owni.fr/2011/03/15/wall-street-pouvoir/#comments Tue, 15 Mar 2011 10:46:35 +0000 Adrien Auclert http://owni.fr/?p=51276 Comment comprendre la timidité des réformes du système bancaire et financier malgré l’ampleur de la crise ? Simon Johnson et James Kwak répondent dans leur livre qu’il faut regarder du côté des conflits d’intérêts entre les technocrates de Washington et les grandes banques d’investissement.

En septembre 2008, Simon Johnson assiste à la chute de Lehman Brothers alors qu’il vient d’achever son mandat en tant qu’économiste en chef du Fonds Monétaire International (FMI). Ce professeur à la Business School du Massachusetts Institute of Technology décide alors de créer un blog pour commenter l’actualité financière et contribuer au débat sur la politique économique et la régulation bancaire. Il s’associe pour cela à James Kwak, fin connaisseur des nouvelles technologies ayant un talent pour déchiffrer et vulgariser les concepts financiers qui sont alors au cœur du débat . The Baseline Scenario se veut un blog simple, sans images tape-à-l’œil, avec des articles argumentés, documentés, et accessibles à tous. En suivant ainsi l’actualité économique au quotidien, ils se rendent compte que les débats sont démesurément influencés par l’opinion des grandes banques (et de leurs présidents, « treize banquiers » puissants) et ils dénoncent ce fait dans leur blog. Ils appellent en particulier à limiter la taille des banques. Johnson est alors contacté pour réaliser des entretiens télévisés et il publie dans le magazine The Atlantic un long article intitulé « Le coup d’état silencieux » (The Quiet Coup), dans lequel il critique la manière dont une « oligarchie financière » a littéralement pris le pouvoir au sein du Congrès et du gouvernement. Le retentissement est tel que Johnson et Kwak sont ensuite invités à écrire un livre pour étayer davantage leur thèse : c’est ainsi qu’est né 13 Bankers, The Wall Street Takeover and the Next Financial Meltdown, qui se présente donc à la fois comme un essai engagé et une analyse informée et rigoureuse des liens incestueux entre la finance et la politique.

État des lieux des réformes

Deux ans après un effondrement spectaculaire du système financier qui a exposé au grand jour les faiblesses de la régulation bancaire internationale, les contours du nouvel ordre financier mondial ont été dessinés en 2010, notamment par le vote au Sénat américain de la loi Dodd-Frank en juillet , et la conclusion des accords de Bâle III par les pays du G20 en fin d’année . Tout porte à croire que ce nouvel ordre ressemblera de près à celui d’avant-crise. Fin 2008, après la chute de la banque Lehman Brothers et l’élection présidentielle américaine, un virage idéologique semblait pourtant possible, un virage d’ampleur comparable à celui impulsé par Ronald Reagan et Margareth Thatcher au début des années 1980, mais dans une direction opposée. Pour de nombreux économistes, la dérégulation financière initiée à l’époque était allée trop loin et était responsable de la crise. L’unique façon d’éviter une nouvelle catastrophe était donc de réguler mieux, voire davantage  – en limitant la taille et le niveau d’endettement des banques, en leur interdisant de prendre des risques immodérés avec les dépôts de leurs clients, en changeant le mode de financement des agences de notation pour éviter les conflits d’intérêt avec les institutions financières dont elles évaluent les produits, en réglementant les marchés de produits dérivés, en renforçant la coopération internationale pour éviter les « arbitrages de régulation », etc. Si certaines de ces réformes seront effectivement mises en place, elles le seront seulement de manière modeste : par exemple, les nouveaux minima de fonds propres imposés par Bâle III restent probablement en deçà de ce qui aurait été nécessaire pour éviter la faillite de Lehman Brothers , et ne représentent aujourd’hui de réelle contrainte pour aucune des grandes banques d’investissement. .

Régulation bancaire et conflit d’intérêts

La crise financière a beaucoup coûté aux pays qu’elle a touchés. Dans une récente étude du Fonds Monétaire International , les économistes Luc Laeven et Fabian Valencia estiment qu’en France et aux États-Unis, le PIB est 25% plus faible, et la dette publique 25% plus élevée, qu’ils n’auraient été sans la crise. Pour d’autres pays le choc négatif a été bien plus fort encore : ainsi l’Irlande et l’Islande ont été entraînées dans la chute de leurs banques en tentant de les sauver. Aujourd’hui le contraste est fort dans les pays occidentaux entre l’économie réelle, dont la reprise tarde à s’amorcer, et les banques d’investissement que les gouvernements ont sauvées, et qui ont presque retrouvé leurs niveaux de profits (et de bonus ) d’avant-crise. Cela appelle à se poser la question : pourquoi les réformes n’ont-elles pas eu plus d’ampleur ? Par exemple, pourquoi n’a-t-on pas imposé aux banques des ratios de fonds propres plus contraignants ?

À cause du conflit d’intérêts extrêmement fort existant entre les technocrates de Washington et (treize) grandes banques d’investissement américaines, répondent Simon Johnson et James Kwak dans leur livre. L’importance systémique de ces banques fait qu’elles disposent désormais d’une garantie explicite de l’État contre la faillite, leur permettant de se financer à des taux d’intérêt injustement faibles et de prendre des risques inconsidérés. Ce faisant, elles peuvent dès aujourd’hui engendrer de larges profits que se partageront les banquiers et leurs actionnaires jusqu’à la prochaine crise, lorsque le gouvernement sera à nouveau obligé de venir au secours de la finance – s’il en a encore les moyens. Il faut donc intervenir pour mettre fin à cette situation inacceptable en limitant la taille des banques, et par là leur importance systémique ainsi que leur influence politique, nous disent Johnson et Kwak.

Pour les auteurs de 13 Bankers, les conflits d’intérêts entre la finance et le pouvoir politique se retrouvent à trois niveaux. D’abord, les banques contribuent au financement des campagnes politiques : ainsi en 2006, les partis politiques ont reçu 260 millions de dollars du secteur financier, bien plus que n’importe quel autre secteur (p. 90). Et les contributions les plus généreuses sont apportées aux élus en charge de la régulation financière, comme Christopher Dodd et Barney Frank. Ensuite, Washington a tendance à placer aux positions clés des anciens de certaines grandes banques de Wall Street, officiellement parce que la finance est devenue si complexe que seuls des initiés peuvent la comprendre. Les exemples les plus connus sont ceux des anciens directeurs de Goldman Sachs, Robert Rubin et Hank Paulson. Le premier a notamment eu une importance capitale dans la décision du Congrès, en 2000, de ne pas réguler les marchés de produits dérivés, ce qui aurait contraint les activités de Wall Street (p. 9). Le second était aux commandes pendant toute la crise financière et a notamment décidé de recapitaliser les banques en des termes très avantageux pour elles (p. 154). 13 Bankers cite encore bien d’autres exemples de va-et-vient de personnel entre Wall Street et Washington (p. 95). Enfin, ce qui est plus diffus et peut-être plus dangereux, le gouvernement a progressivement adopté l’idéologie de Wall Street, selon laquelle l’innovation financière est forcément une bonne chose, et selon laquelle ce qui est dans l’intérêt des banques est aussi dans l’intérêt du peuple américain. En bref, comme le soulignent les auteurs, le régulateur a été « capturé » (captured) par l’industrie qu’il régule, comme le prévoit la théorie de la régulation développée par George Stigler .

Johnson et Kwak ne sont pas seuls à avancer cet argument : la plupart des ouvrages sur la crise financière partagent leur point de vue. Dans un livre paru en français sous le titre Le triomphe de la cupidité (Freefall), le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz fait une analyse et propose des solutions remarquablement similaires à celles des bloggeurs du Baseline Scenario. Le conflit d’intérêts est aussi évident dans les conversations entre banquiers et régulateurs au sommet de la crise, que relate Andrew Ross Sorkin, journaliste au New York Times, dans son roman qui décrit la crise financière, Too Big To Fail. Et le dernier film de Charles Ferguson, Inside Job, dans lequel Simon Johnson fait d’ailleurs une courte apparition, dénonce lui aussi cet état de fait.

13 Bankers est proche du livre de Stiglitz : il donne un cadre d’analyse théorique, tente de conserver une approche académique, relativement modérée et très bien documentée (plus de 600 notes de bas de page !) et il fait aussi une proposition concrète de réforme. Mais alors que Le Triomphe de la cupidité place la régulation financière au côté de nombreuses autres idées de réformes macroéconomiques, Johnson et Kwak sont plus pragmatiques : leur livre traite entièrement de l’interaction entre la politique et la finance, sujet sur lequel ils font preuve d’une expertise indéniable. L’originalité de 13 Bankers tient d’une part à son niveau de précision et de détails, d’autre part à ses qualités pédagogiques (la description des mécanismes financiers au cœur de la crise est particulièrement limpide), enfin à sa mobilisation adéquate de références à la littérature académique. C’est là sans doute un signe de la complémentarité des deux auteurs.

Histoire des relations entre les banques et l’état fédéral américain

13 Bankers se focalise sur les États-Unis – un lecteur français pourra le regretter. Un de ses thèmes récurrents est ainsi la confrontation entre Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis, très méfiant envers les banquiers, et Alexander Hamilton, favorable au développement financier de son pays. Les auteurs montrent comment la tension entre ces deux points de vue a marqué l’histoire de l’industrie et de la finance en Amérique, dont un élément important a été la loi « Glass-Steagall ». Votée à la suite de la crise de 1929 sous Franklin Delano Roosevelt, cette loi exige une séparation entre les activités commerciales et spéculatives des banques et limite leur étendue géographique. En s’appuyant notamment sur les travaux de Thomas Philippon et Ariell Reshef , Johnson et Kwak montrent que, pendant les cinquante ans qui ont suivi, l’économie américaine a prospéré alors même que ses banques ont été remarquablement stables – les métiers de la finance étaient alors relativement peu complexes et peu rémunérateurs, « ennuyeux » en somme (p. 61-64).

À partir des années 1980, les règles limitant les activités des banques ont commencé à tomber. La nouvelle idéologie de la dérégulation, prônée par Milton Friedman et Eugene Fama, visait à limiter le rôle de l’État dans tous les secteurs de l’économie. Leur analyse de cette période, si elle n’est pas nouvelle, est très pédagogique et détaillée, expliquant les innovations financières de l’époque et mettant en lumière le rôle de facteurs économiques comme l’inflation des années 1970 (p. 66) et celui de personnalités politiques comme Donald Regan, l’ancien PDG de Merrill Lynch choisi par Ronald Reagan comme secrétaire au Trésor. La part des profits des entreprises attribuable au secteur financier a crû fortement entre le début des années 1980 et les années 2000, où elle a atteint 40% . Ceci a eu deux conséquences importantes : la finance a pu accroître son pouvoir politique en finançant les campagnes et en embauchant des lobbyistes, et elle a pu attirer une part croissante de diplômés des grandes universités, séduits par les perspectives de salaires et de bonus élevés et par la culture dynamique et méritocratique de Wall Street (p. 113-118). Par ailleurs, les anciens de Wall Street se sont retrouvés progressivement aux commandes à Washington. Un point culminant pendant cette période a été l’annulation officielle de la loi Glass-Steagal en 1999, qui était indispensable pour valider la fusion de Citicorp avec Travelers en 1998. Cette annulation a été notamment défendue par Robert Rubin, qui plus tard est devenu membre du directoire de Citigroup, ainsi que par Phil Gramm, qui est ensuite entré chez UBS.

Démanteler les banques

S’étant libérées des contraintes réglementaires, les nouvelles méga-banques ont pu grandir librement, et elles ont financé leur croissance en s’endettant. Cette stratégie leur a permis d’accroitre leur levier, c’est à dire d’augmenter les rendements du capital de leurs actionnaires. Des rendements élevés, supérieurs à 15% par an, sont rapidement devenus la norme – et ne pouvaient être conservés qu’en maintenant de forts niveaux de dette : celle-ci représentait entre 30 et 40 fois le capital pour de nombreuses banques à la veille de la crise . Mais plus d’endettement voulait aussi dire plus de risques : une chute de moins de 3% de la valeur de leurs actifs suffisait désormais pour mettre ces banques en faillite.

Aujourd’hui, les réformes de Bâle III ne changent pas fondamentalement la donne, comme le soulignent les auteurs dans leur blog : au contraire, la garantie de l’État devenue explicite ne fait qu’encourager les banques à s’endetter davantage, en maintenant de faibles taux d’emprunt et en leur assurant un sauvetage en cas de faillite. De nombreux économistes pensent qu’on devrait interdire aux banques de s’endetter autant. Cela fait même l’objet, depuis peu, d’un fort consensus dans la communauté académique réunie autour d’Anat Admati de l’Université de Stanford . Johnson et Kwak sont favorables à une autre mesure, qu’ils détaillent dans 13 Bankers : selon eux, il faudrait limiter la taille des banques – ils avancent les chiffres de 2% du PIB américain pour les banques d’investissement, et de 4% du PIB pour les banques commerciales. C’est peut-être la partie la moins convaincante du livre – l’argument en faveur de cette limite est un des moins détaillés, et de nombreuses critiques peuvent lui être opposées. Par exemple, on peut imaginer une très grande banque, bien capitalisée et ayant un profil de risque limité : en la démantelant, on risquerait de détruire des économies d’échelle sans pour autant rendre le système financier plus sûr. Par ailleurs, si cette règle des 2% et 4% n’impliquerait qu’une restructuration relativement modeste de six banques américaines dont aucune ne dépasse 16% du PIB (p. 217), que faire des banques européennes qui, telle BNP Paribas, sont nombreuses à avoir des actifs équivalents à 100% du PIB de leur pays d’origine ? . Cependant, cette mesure a le mérite de contribuer au débat – de même que la proposition encore plus extrême formulée par un autre économiste, Larry Kotlikoff, de transformer toutes les banques en fonds communs de placement , ou celle prônée par Benjamin Friedman de procéder à une analyse complète des coûts et des bénéfices du système bancaire pour décider s’il a sa place dans notre société .

Alors que l’État américain s’est désengagé du capital de Citigroup, qu’il avait sauvée de la faillite en novembre 2008 , et que Barack Obama a récemment choisi pour directeur de cabinet un ancien directeur de la banque JP Morgan , les perspectives d’un changement radical en matière de régulation financière et d’une gouvernance moins favorable aux grandes banques semblent s’être définitivement éloignées. Un changement de fond nécessiterait à la fois l’adhésion de l’opinion publique et de la communauté académique. 13 Bankers, qui réussit à être à la fois pédagogique et sérieux sur le plan académique, est en mesure de convaincre des deux côtés.

Article initialement publié sur La Vie des Idées

>> photos flickr CC Benjamin Dumas ; Laurent KB ; William Warby

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