Le web chinois, un énorme intranet ?

Le 4 mai 2010

Pour les occidentaux, les internautes chinois semblent être coincés derrière un firewall géant. "Pas si simple...", nous disait Eric Scherer il y a deux mois.

Pas si simple ! … C’est vrai, en référence à la fameuse Grande Muraille de Chine, les blogueurs chinois parlent souvent du “Great Firewall”, qui entoure -ou protège- leur Internet, le transformant de facto en… intranet géant. Mais, comme souvent, la réalité est plus complexe :

> Comment expliquer, par exemple, que Danwei, site produit en anglais depuis Pékin sur les médias et la pub, soit bloqué depuis la Chine, alors que son fondateur, le Sud-Africain Jeremy Goldkorn, conseille le gouvernement Chinois en matière d’Internet?

> Pourquoi les blogueurs chinois se moquent-ils volontiers de Google, qu’ils jugent très naïf de croire qu’il va parler politique avec Pékin? “La vérité, c’est qu’ils s’en fichent! Ils utilisent Baidu, pas Google!”, m’explique Gang Lu, qui dirige, entre autres, Mobinode, blog sur la high tech d’Asie depuis Shanghai.

> Comment généraliser sur des Chinois, qui, pour les uns, versés dans les nouvelles technologies, urbains et vivant près des côtes, sont frustrés par « le Grand Firewall » mais qui cohabitent avec d’autres, qui n’ont jamais été particulièrement gênés par ces blocages et qui s’en moquent » ? souligne Kaiser Kuo, de la firme Ogilvy.

« La réalité aussi, c’est que la scène web chinoise est aujourd’hui en pleine effervescence et n’a pas grand chose à envier à l’américaine ou l’européenne, à condition … de rester dans un certain cadre”, me précise l’américain Bill Bishop, qui écrit, depuis Pékin, le blog DigiCha sur les nouveaux médias en Chine.

Une chose est sûre : comme à San Francisco, Londres ou Madrid, l’usage des nouveaux médias sociaux est ici massif. Les blogs, le microblogging, les jeux et les vidéos en ligne sont plébiscités par les quelque 400 millions d’internautes de Pékin, Shanghai ou Canton…

Ici, Youku est un clone de YouTube, Kaixin001 l’équivalent de Facebook et QQ la messagerie instantanée la plus populaire, au sein du portail Tencent, devenu la plus grande plate-forme de médias sociaux de Chine, avant même Yahoo!

Le plus grand portail chinois Sina a lancé un clone de Twitter, inaccessible, lui, depuis la Chine (sauf via un VPN ou un smart phone occidental). A noter aussi un format local original d’expression en ligne pour le public, encore plus répandu que les 60 millions de blogs: le “BBS” (Bulletin Board System).

“Il n’est pratiquement plus possible de cacher quelque chose d’important en Chine (….) Le gouvernement de Pékin ne peut pas empêcher quelqu’un de télécharger un document, au moins une fois, quelque part”, estime Jeremy Goldkorn, qui souligne que les blogs ont été utiles, ces dernières années, pour exposer de nombreuses affaires locales.

“L’Internet a ainsi permis à des citoyens internautes chinois de dénoncer des responsables corrompus. Le gouvernement laisse faire tant que les personnes incriminées n’ont pas un rang trop important”, ajoute Bishop.

Le site populaire ChinaSmack, basé à Shanghai, s’en fait souvent l’écho en anglais, tout comme le blog EastSouthWestNorth ZonaEuropa, depuis Hong Kong, qui traduit des journaux et blogs chinois. L’humour y est souvent un bon moyen de détourner la censure.

“L’Internet est le lieu unique d’expression publique en Chine et est jugé plus fiable que les médias officiels”, rapporte un journaliste occidental en poste depuis longtemps à Pékin.

Même le Premier ministre Chinois se soumet, comme la semaine dernière, à des “chats vidéo” en ligne.

Sur le web, les news plus générales restent, elles, du domaine des grands portails, qui les produisent ou les distribuent, à l’image des premiers d’entre eux, Sina, NetEase ou Sohu. L’information est gratuite partout, d’autant que les médias sont très largement subventionnés par l’État, achetés par les millions de cadres du parti, que la loi autorise la reproduction des articles, et que la lutte contre le piratage est extrêmement difficile (même si récemment de gros efforts internes ont été mis en Å“uvre pour mieux respecter les droits d’auteur).


Business Models

En Chine, l’avenir de la monétisation de l’information en ligne semble passer par des abonnements mensuels ou des micro-paiements: déjà quelques magazines de mode se font ainsi rémunérer (en version pdf améliorée), via des sites très populaires de littérature et de jeux en ligne, comme Shanda, où les gens paient. La vente d’objets virtuels, liés à des jeux ou des contenus connait aussi ici un très fort développement.

L’internet sur téléphone mobile, plus naturellement lié à des paiements, est en plein essor. La 3G n’est opérationnelle que depuis 2009 et des smart phones sont disponibles à moins de 100 euros. Enfin, la publicité sur Internet commence à décoller (déjà environ 2 milliards $).


Mais de grandes différences subsistent entre le paysage média chinois et celui d’Amérique du Nord et d’Europe:


»Les médias traditionnels chinois (papier, radio, TV) restent florissants, même si les jeunes ne lisent quasiment pas les journaux et regardent de moins en moins la télévision.

»Les Asiatiques de l’Est sont très à l’aise avec les technologies (notamment mobiles où ils dévorent la littérature) mais l’innovation reste un problème.

»Les journalistes chinois ont rapidement adopté les blogs, y voyant un moyen de s’exprimer un tout petit peu plus librement.

»Le rôle de l’État est énorme, dans le soutien économique des médias, comme dans leur contrôle.

« The Great Firewall »

C’est vrai “l’environnement web chinois est très hostile et très censuré, mais pas plus qu’avant”, estime Jeremy Goldkorn.

Ce fameux contrôle, explique Bishop, s’exerce de plusieurs manières:

» un blocage technique très sophistiqué de sites, d’articles de certains sites (notamment de la presse étrangère), de billets de blogs, ou de commentaires.

» un processus d’ouverture de site, blog ou d’écritures de commentaires très tatillon, puisqu’il faut s’engager à ne rien publier d’illégal ou de sensible (une liste de mots interdits serait disponible).

» un mécanisme très efficace d’auto-censure généralisé.

Reste à voir, comme le prévoyait il y a quelques années, en privé, un expert en télécommunications de la Banque Mondiale à Washington, la Chine — qui est à elle seule tout un monde– ne va pas finalement se contenter de développer son propre Internet, de plus en plus séparé du notre. Avant peut-être de convaincre d’autres pays de l’utiliser ou d’imiter son modèle, comme dans d’autres secteurs.

D’ici là, comme la fameuse Grande Muraille, pleine de trous et parfois faite de terre, n’a pas empêché les invasions Mongoles, l’Internet chinois est encore perméable et la tentation est grande aussi pour les grandes compagnies du pays, sans dettes, très rentables et pleines de cash, d’aller faire des emplettes à l’extérieur de l’Empire du Milieu. Aux Etats-Unis par exemple…

Après tout, les Pékinois, cet hiver, se sont rués dans les salles pour aller voir “Avatar” et ont boudé ….”Confucius”.

(ps: Facebook, YouTube, Twitter n’étaient pas accessibles depuis l’Internet chinois en cette première semaine de mars 2010).

Le bureau du Times de Londres dans le parc Ritan au centre de Pékin

> Article initialement publié sur AFP Mediawatch

>Illustrations CC par Grumpy.Editor, The man with the golden cam

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