Spot.Us: les journalistes travaillent en public pour le public

Le 6 juillet 2010

Suite de l'étude de cas sur la plateforme de crowdfunding Spot.Us où l'auteur nous explique les changements induits par ce mode de fonctionnement sur le concept même du journalisme.

Dans mon précédent billet, j’ai présenté les découvertes les plus significatives de ma récente étude de cas portant sur Spot.Us, une plate-forme de crowdfunding pour le journalisme. J’y ai examiné ce que mes découvertes signifiait pour le journalisme et pour le rôle et le travail du journaliste.

Renégociation du rôle du journaliste

Un processus journalistique financé par le public apporte un nouvel élément au travail d’un journaliste : exposer, pitcher son projet en public. Traditionnellement, un journaliste pitche son sujet directement à un rédacteur en chef. Le journaliste n’a donc pas besoin de réfléchir à la promotion de son sujet aux lecteurs.

Dans un modèle crowdfundé, un journaliste doit être prêt à susciter l’attention sur son pitch afin d’attirer des donateurs. Cela signifie qu’ils doivent s’occuper de la promotion de leur pitch en convaincant la communauté de l’importance de son sujet.

Cependant, les journalistes de Spot.us ne sont pas très à l’aise pour pitcher leurs sujets en public et demander des dons. Cette nouvelle activité entraîne de nouvelles obligations et change la nature du rôle du journaliste.

Des changements similaires ont lieu dans l’industrie créative, les marques et les institutions comme les labels de disques et les institutions médiatiques perdant du pouvoir. Selon Mark Deuze, professeur associé au Département de Télécommunication à l’Université d’Indiana, la créativité et le commerce sont de plus en plus associés dans le travail culturel.

Ce développement suppose que les travailleurs créatifs conçoivent leurs compétences, leurs idées et leurs talent en termes commerciaux. Traditionnellement, les journalistes ont intégré l’autonomie créative et la critique de leurs pairs plutôt que l’intérêt du marché.

Ces nouvelles obligations défient la perception traditionnelle que le journaliste a de lui-même comme celle d’un créatif indépendant dont les histoires sont d’abord et surtout acceptées par les collègues plutôt que par le public.

La culture de la participation motive les journalistes

Sur Spot.us, une culture de la participation se manifeste déjà de plusieurs façons : les membres de la communauté (lecteurs et donateurs) peuvent donner de l’argent ou une idée pour un pitch, ils peuvent laisser un commentaire, soumettre un tuyau, ou s’acquitter d’une tâche qu’un journaliste a assigné aux lecteurs.

Ces options pour la participation, en particulier les dons de lecteurs pour un sujet, ont un impact fort et positif sur les motivations du journaliste. Un des journalistes que j’ai interviewé m’a expliqué que c’était “plus que motivant professionnellement” de voir que le public est prêt à soutenir son travail en donnant de l’argent.

Du point de vue du journaliste, le don crée un lien fort entre le journaliste et le donateur. Les journalistes trouvent cela gratifiant d’avoir un lien direct avec les lecteurs. Cette connexion crée aussi un fort sens de la responsabilité sur le sujet.

Cependant, c’est typique, les donateurs préfèrent participer seulement en faisant des dons. Ils ne sont pas désireux de laisser des commentaires ou de soumettre des conseils, ni ne s’engagent dans le processus au point de suivre de très près toutes les mises à jour du reportage. La plupart des donateurs ont le sentiment qu’ils ont fait leur part du travail en offrant de l’argent.

Spot.us : un laboratoire R&D personnel pour le journaliste

Pour les journalistes de Spot.us, cette plate-forme est plus qu’une façon de financer leur travail. Ils le voient comme une opportunité d’expérimenter de nouvelles méthodes journalistiques, par exemple l’engagement du lecteur.

Les journalistes voient aussi Spot.us comme une opportunité d’expérimenter des outils tels que la vidéo et l’infographie. Le site leur donne la liberté d’expérimenter à laquelle ils semblent aspirer. Ils ont l’impression qu’il y a un manque d’opportunité pour essayer de nouvelles choses quand ils travaillent dans un cadre plus traditionnel.

Les journalistes considèrent aussi Spot.us comme un bon moyen de trouver des partenaires en vue d’une collaboration.

Faire des dons pour une société meilleure

Les donateurs semblent moins contribuer pour un article en particulier que pour le bien commun. Ils suivent rarement les sujets qu’ils ont aidés à financer, et ils ne consultent parfois même pas l’article une fois fini.

Pour eux, ce n’est pas le sujet : ils veulent que leur don soit un catalyseur pour un changement dans la société. Ils espèrent que leur article aidera à ce que cela s’accomplisse.

Cette notion soulève une question sur le rôle du journaliste dans la société. Est-ce le rôle du seul journaliste d’informer les gens sur les débats et les problèmes ? Ou est-ce que le journalisme devrait aussi donner au public une chance de changer les choses, d’essayer de résoudre le problème ? Si la dernière hypothèse est valide, alors le journalisme de plaidoyer, guidé par des causes, ou qui vise à résoudre des problèmes a plus de sens pour la communauté que le journalisme neutre, objectif, qui fournit de l’information mais pas les moyens de résoudre les problèmes.

Un exemple de journalisme qui résout des problèmes, la rubrique Impact du Huffington Post, qui marrie le journalisme à des causes. Les articles d’Impact portent sur des sujets comme la faim dans les écoles, ou la misère d’une famille qui a perdu sa maison dans une inondation. À la fin de l’histoire, le lecteur a l’opportunité de donner à une organisation non-profit qui peut aider à réduire le problème.

D’après mes conclusions, certaines personnes, du moins, considèrent le journalisme comme un moyen de contribuer au changement social. Par conséquent, les organisations de journalisme devraient intégrer des outils tels que SeeClickFix ou le nouveau gagnant du Knight News Challenge CitySeed, qui permet au public de contribuer à l’amélioration de la communauté en un clic. Les lecteurs veulent des façons constructives de participer, et le journalisme devrait leur donner les outils pour cela.

Le journalisme aligné sur le cause marketing

Comme le public donne pour une cause, et pas nécessairement pour le journalisme, les pitches sur les plates-formes de journalisme crowdfundé comme Spot.us devraient se conformer aux caractéristiques du cause marketing, un terme appliqué au travail de marketing effectué dans une optique non-profit et dans le but d’un changement social.

En ces temps de déclin des conglomérats de médias, les organisations de journalistes devraient tenir un discours clair aux lecteurs sur les raisons pour lesquelles leurs sujets sont importants, et la façon dont un lecteur peut changer les choses dans la société. Il est important de noter, cependant, que la stratégie du cause marketing marche seulement pour certains types de sujets et de journalisme, comme le reportage d’investigation.

La participation comme outil pour construire son identité

Dans le journalisme crowfundé, les gens partagent plus qu’une simple histoire, ils partagent l’histoire de leur participation au procédé sur Twitter et Facebook. La participation lient les gens entre eux. Comme un donateur l’a exprimé : “J’ai eu le sentiment d’appartenir à une communauté quand j’ai donné.”

Quand les donateurs de Spot.Us parlent de leur don, ils construisent aussi leur identité. Le geste en dit sur eux, et ils veulent le partager. C’est un résultat et un bénéfice important pour le donateur. Les journalistes devraient donc réfléchir sur la façon dont ils pourraient fournir au public des moyens d’associer leur identité et les causes au reportage.

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Pour plus d’informations sur l’étude, contactez-moi à tanja.aitamurto at gmail.com ou sur Twitter @tanjaaita

Tanja Aitamurto est journaliste et effectue une thèse sur l’intelligence collective dans le journalisme. Elle a étudié l’innovation dans le journalisme à Stanford, et est diplômée en journalisme, sciences sociales et linguistique. Tanja conseille des compagnies de médias et des organisations non-profit sur les changements dans le domaine de la communication. Comme journaliste, elle est spécialisée dans le business et la technologie. Elle contribue principalement au HuffPo et au Helsingin Sanomat, le quotidien de référence en Finlande, ainsi qu’à la Finnish Broadcasting Company. Tanja partage son temps entre San Francisco et la Finlande, son pays d’origine.

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Voir la première partie du billet ici.

Billet initialement publié sur Mediashift sous le titre “Spot.Us Lessons: Journalists Work in, and For, the Public” ; traduction Sabine Blanc

Image CC Flickr alexkess.

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