Quand un appareil photo numérique se prend pour un artiste

Le 16 janvier 2011

Intégrant un moteur d'évaluation esthétique, le Nadia propose d'évaluer la qualité d'une photo avant de la prendre. Une substitution de pseudo canons de beauté à la créativité de cet art.

Andrew Kuprenasin, étudiant à l’école d’art de Berlin, vient de proposer, comme projet en Digital Media Design le prototype d’un appareil photo qui permet d’évaluer, avant d’appuyer sur le déclencheur, la qualité esthétique de la photographie prévue. Non plus, comme le font communément les appareils numériques, sa qualité technique, mais bel et bien sa capacité à satisfaire aux canons du jugement esthétique. Baptisé Nadia, ce nouvel appareil permet donc de travailler les conditions de la prise de vue afin d’essayer de maximiser la note esthétique de l’image, comme le montre la vidéo de démonstration :

Cet appareil fonctionne avec Acquine, le premier moteur d’inférence esthétique disponible sur le marché. En l’état actuel, on peut le tester sur un site dédié en lui soumettant les photos de son choix afin de connaître son évaluation esthétique. Des exemples des photos estimées les plus esthétiques sont proposés en continu.

A l’origine de ce dispositif d’expertise automatique se trouvent les travaux de plusieurs chercheurs indiens et chinois basés aux États-Unis. Ils sont partis du site photo.net sur lequel des centaines de milliers de photographies sont soumises au jugement des internautes. En analysant les clichés les plus appréciés, ils ont élaboré 56 critères d’analyse du contenu des images susceptibles d’être retraduits en algorithmes mathématiques. Ils ont ensuite combiné ces critères pour établir un indicateur statistique permettant de mesurer la qualité esthétique de chaque photographie1. Il s’agirait en quelque sorte d’une retraduction mathématisée de la sémiologie, mâtinée de psychologie des perceptions.

Des critères communs… à la carte postale

Il en ressort que les critères les plus décisifs (il semble bien que 15 le soient réellement sur les 56) sont les couleurs, leur degré de saturation, le respect du « nombre d’or » ou de la règle des 1/3 – 2/3 aussi bien dans le format que dans la composition de l’image, le jeu sur la profondeur de champ allié à la netteté du sujet, ainsi que la prédominance des objets aux formes convexes. Au bout du compte, la macrophoto d’un fruit très coloré, placé au bon endroit dans une image au format respectant lui-même le nombre d’or, servi par une profondeur de champ très faible et une netteté irréprochable, a toutes les chances d’obtenir une très bonne note esthétique. Aucune surprise n’est à attendre lorsque l’on regarde les photos les mieux cotées puisqu’elles ressemblent en tout point à celles que valorisent les magazines photos, les concours d’amateurs et les revues spécialisées dans l’imagerie spectaculaire, comme Géo. On se rassure même en vérifiant que La Joconde obtient une très bonne note (mais pas la meilleure). Mais on nous précise que Acquine n’est pas fait pour la peinture, sans nous expliquer pourquoi.

A-t-il fallu attendre ce pur produit de la normalisation informatique pour que les amateurs tentent de réaliser des clichés ressemblant aux cartes postales ou aux visuels publicitaires ? Pouvait-on attendre d’un outil construit sur la compilation des jugements les plus orthodoxes autre chose qu’une réification des canons les plus traditionnels de l’esthétique photographique ?

D’ailleurs, on peut se demander si Nadia, ce prototype d’appareil qui penserait à notre place, comme le dit le slogan, n’est pas plutôt une bonne blague de potaches, la plaisanterie lancée par des étudiants d’art pour montrer l’ampleur du décalage, pour ne pas dire le gouffre, entre ce que les amateurs ou les professionnels de la photographie entendent par esthétique et ce qu’en font ou en défont les futurs artistes ou designers pour qui les normes sont faites pour être détournées, ou à tout le moins constamment réélaborées. Comment les photos ratées2 dont se délectent nombre d’artistes et de critiques pourraient-elles obtenir une note convenable aux yeux Acquine alors qu’elles alimentent une création artistique inspirée précisément par la remise en cause de la notion même d’esthétique3 ?

P.S. : Je remercie Cécile Dehesdin d’avoir attiré mon attention sur cette nouveauté. Son article sur les photos « inratables », publié entre-temps, apporte des informations complémentaires sur l’esprit de ce projet.


Billet publié originalement sur le blogLa vie sociale des images du site Culture visuelle sous le titre Esthétique garantie.

Photo FlickR CC National Library NZ ; Kate Tee Harr.

  1. La méthode est expliquée dans l’article de Ritendra Datta, Dhiraj Joshi, Jia Li et James Z. Wang, «Studying Aesthetics in Photographic Images Using a Computational Approach», 2006. []
  2. Voir les ouvrages de Clément Chéroux, Fautographie. Petite histoire de l’erreur photographique, Crisnée (Belgique), Yellow Snow, 2003 ; Michel Frizot et Cédric de Veigy, Photo trouvée, Paris, Phaïdon, 2006 ; et Thomas Lélu, Manuel de la photo ratée, Paris, Editions Al Dante-Léo Scheer, 2007. []
  3. Cf. mon article : Le recyclage artistique de la photographie amateur, in Joëlle Deniot, Alain Pessin (sous la dir. de), Les Peuples de l’art, Paris L’Harmattan, tome 1, pp. 261-277. []

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