[itw] “Le corps jugé monstrueux n’a pas d’humanité”

Le 21 avril 2011

Comment intégrer les personnes atteintes de difformités graves ? La monstruosité efface le caractère humain de ces individus, explique le philosophe Pierre Ancet, mais cette perception peut être renversée, au moins temporairement, en améliorant l'accessibilité.

Pierre Ancet est maitre de conférences en philosophie à l’université de Bourgogne. Sa réflexion porte sur des questions bioéthiques, relatives notamment à la confrontation au “corps jugé monstrueux”. Un individu dont l’humanité est déniée, du fait de sa difformité physique, qui entraîne une “perception instable du corps qui occulte la présence d’une autre personne et ne laisse voir qu’un être éminemment dérangeant.” Le corps difforme n’est pas des nôtres; il inspire, comme autant de boucliers de protection, fascination et répulsion.

Comment faire en sorte de dépasser le malaise généré par à ce corps jugé intolérable ? Une question qui se pose particulièrement dans le cas de l’individu handicapé, dont l’atteinte physique interdit bien souvent la reconnaissance au sein de la communauté humaine.

Comment définir le monstre au regard de préoccupations actuelles? Je pense au nucléaire, ou au transhumanisme ?

Dans le cas du transhumanisme, on n’est pas vraiment dans le cas du corps monstrueux, au sens de celui que j’ai utilisé, mais davantage dans ce que j’appellerais un processus de cyborguisation, une combinaison de la technique et de l’humain.
Il y a des similitudes dans la perception, notamment dans la combinaison attraction/répulsion. Mais dans ce processus, s’il y a une redéfinition de la nature humaine, on peut percevoir des effets positifs pour l’individu. Le cyborg n’est pas forcément néfaste. Par contre, face au corps jugé monstrueux, il y a persistance du sentiment de malaise.

Comment définir le “corps jugé monstrueux” ?

Dans mon acception, c’est quand il y a altération de la forme humaine, de la matière organique qui forme l’humain. Si celle-ci n’est pas visible, alors il ne s’agit pas du corps monstrueux, car il n’y a pas de sentiment de monstruosité. De la même façon, la notion de monstre peut être entendue au sens non plus physique, mais moral: quand on estime qu’un individu perpètre des actes qualifiés d’inhumains.

Par contre, toute modification corporelle n’est pas nécessairement monstrueuse. Dans le corps jugé monstrueux, il y a nécessairement l’idée d’une perte de repères, particulièrement quand celle-ci touche le visage, par lequel s’opère l’identification de l’humanité.

Quand l’incapacité devient surcapacité

A-t-on observé une évolution de la définition du monstre dans le temps ?

Il y a eu une très forte évolution de la norme au début du 20e siècle, qui s’est notamment traduite dans l’utilisation du terme “handicap”. C’est un changement important, car ce mot induit déjà l’idée d’une compensation de la difformité.
C’est d’ailleurs intéressant de voir qu’aujourd’hui, la compensation du handicap peut se traduire en une augmentation du corps. Il suffit de penser à Oscar Pistorius, qui coure grâce à des prothèses. L’impression qui s’en dégage est toujours dérangeante, car il y a modification de notre rapport au corps, et pourtant, la compensation est très efficace. Tellement qu’elle peut être considérée comme une amélioration. C’est un véritable retournement de l’incapacité associée au handicap en surcapacité.

Aujourd’hui, des préoccupations autour de la technique -comme nous en avons déjà parlé plus haut- ou du nucléaire, avec le drame de Fukushima, créent-elles une résurgence de la peur du monstre ?

En effet. Et elle est rationnelle.
Le nucléaire a des effets tératogènes très importants, même dans le cas d’une faible concentration. Les cas d’intoxication chimique, liées notamment à l’environnement, sont nombreux. La peur de la modification corporelle est donc légitime.
Au nord de la Russie, du côté de la mer Blanche, il y a beaucoup d’enfants abandonnés parce qu’ils sont atteints de malformations graves. C’est un conséquence visible d’une pollution environnementale et de ses effets.

Cette crainte est particulièrement visible chez les parents qui attendent un enfant. C’est la peur de l’anormalité, la volonté de conformité, qui sont très profondes pendant la grossesse. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que ce sentiment disparaît au moment de la naissance, y compris dans le cas où l’enfant né est atteint de malformations: il y a de nombreux cas de déni des parents, qui ne voient tout simplement pas ces difformités.

Ces angoisses ne sont pas irrationnelles. De nombreux exemples prouvent que la pollution environnementale pose de réelle question de santé publique et porte atteinte à l’intégrité humaine. On sait par exemple qu’à cause de l’agent orange au Vietnam, de nombreux individus ont été atteints de malformations qui ont modifié leur génome. Autrement dit, ces transformations ont été reproduites, et il est impossible de réellement en percevoir les conséquences à long terme. C’est donc une crainte diffuse; l’amplification qui en est faite est peut-être irrationnelle, mais elle est en elle-même parfaitement rationnelle. Elle fait écho au principe même de responsabilité humaine.

Jean Foucart, qui a aussi travaillé sur ces thématiques, écrit que chaque société génère ses monstres1. Cette production est-elle systématique ?

En effet, il y a des normes dans toute société. Mais toute n’insiste pas sur les mêmes critères, par exemple sur l’apparence physique ou sur le comportement – je pense au handicap mental. Certaines sociétés ne les remarquent pas, par contre, elles peuvent exclure l’individu si, par exemple, il n’a pas de filiation patrilinéaire.

Quelle différence opérez-vous entre le handicap et le monstrueux?

Selon moi, le monstrueux implique des modifications physiques extrêmes, alors que certains handicaps sont à la limite des normes. Le corps jugé monstrueux doit nous affecter profondément dans notre rapport à nous même, à notre propre corps. Par exemple, dans le cas d’un polyhandicap, d’un accidenté grave ou d’un grand brûlé, on tend davantage vers la monstruosité.

L’éducation à la différence par l’accessibilité

C’est à ce titre que vous affirmez “La monstruosité n’appartient donc pas en soi à un individu, mais renvoie aux réactions de l’observateur.”. Finalement, la monstruosité renvoie moins aux malformations physiques de l’individu qu’à celui qui s’y confronte.

La monstruosité a en effet une part subjective, qui renvoie à nos expériences personnelle et sociale, liées notamment à l’éducation à la différence et à l’habitude du corps déformé. Par exemple, quelqu’un qui travaille dans un service de polyhandicapé ne voit plus le monstrueux. Il y est habitué.

L’expérience du corps jugé monstrueux retentit toujours profondément sur l’observateur, sur son corps propre. Cet impact est aussi prouvé par les neurosciences. De nombreuses expériences prouvent que voir quelqu’un bouger active les mêmes parties du cerveau que l’observateur mobiliserait en imaginant son propre mouvement. C’est le principe de neurones miroirs. Ça marche quand on regarde un grand sportif mais aussi avec un polyhandicapé. Quand on perçoit une difficulté de mouvement, nous avons nous-même l’impression que nous mouvoir est plus difficile.

En même temps, vous affirmez que la perception du corps monstrueux se définit par le fait que le sentiment de malaise puisse revenir à tout instant… Une plus grande habitude peut l’empêcher ?

Ce sentiment peut resurgir, notamment au moment de l’arrivée d’une nouvelle personne dans le service, pour continuer sur l’exemple précédent. Chaque rencontre avec un corps jugé monstrueux est particulière. Mais je crois que le conjoint d’une personne handicapée parvient à dépasser la difformité.

Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain

On peut donc dépasser complètement le sentiment de malaise suscité par le corps monstrueux ?

Le monstrueux est indépassable. Dès que celui-ci devient acceptable, on est dans la notion de handicap. La monstruosité objective, en termes tératologiques, est toujours là, mais la perception change. Le corps jugé monstrueux est celui auquel on enlève l’humanité. Face à lui, il est impossible de dire “il”: ce n’est que “ça”. Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain.

C’est un constat terrible. Certains individus sont donc promis à une existence dans laquelle on n’aura de cesse de nier leur humanité ?

Oui, c’est possible. Dans le cas de grands brûlés par exemple. Je crois que c’est le cas avec la personne décrite dans L’homme sans visage, de Marc Jeannerod. La rencontre avec cet homme est très troublante, car paraît-il, ses brûlures sont telles qu’il n’a vraiment aucun visage.

Quels sont nos moyens de défense aujourd’hui face au monstrueux ? Ont-ils changé dans le temps ? Car finalement, les foires aux monstres n’existent plus…

Les moyens de défense sont souvent le déni: la difformité n’existe pas, il n’y a aucun problème. Dans un second temps, on arrive souvent au stade de la compassion: j’essaie de percevoir cet individu en tant que personne, et finalement, je m’en écarte aussi. C’est très fréquent avec le polyhandicap et c’est en fait une autre forme de défense.
Après, il y a toujours un mélange de fascination et de répulsion.

Vous évoquez aussi le problème du désir dans vos travaux. La sexualité des individus atteints de difformités est-elle inacceptable pour nous ?

Effectivement, il y a dans la perception de la sexualité des individus atteints de difformité l’idée de la reproduction, qui rejoint les craintes que nous évoquions plus haut. Il y a aussi, dans le cas des personnes handicapées, l’idée d’abus qui est très présente.
Le désir dans le cas de corps jugés monstrueux est extrêmement gênante. Il est gênant de penser que cette personne me désire moi, mais il est encore pire de se représenter en train de la désirer. C’est intolérable.
En France, certains Å“uvrent en faveur de l’assistance sexuelle des personnes handicapées, c’est le cas de Marcel Nuss, qui essaie de sensibiliser les parlementaires à ces questions. La question devrait se développer dans les années qui viennent.

“La meilleure façon d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir”

La solution pour intégrer les individus atteints de difformités graves est donc de passer un maximum de temps à leur contact ?

Oui, en favorisant l’accessibilité dans les écoles, dès le plus jeune âge, dans les musées, les espaces publics. Aux États-Unis, j’ai été marqué par le fait que des personnes atteintes de difformités importantes étaient à l’accueil des musées; une situation qu’on ne voit pas en France.
L’accès ouvert aux handicapés accroît l’habitude de se confronter à des corps jugés monstrueux et facilite leur intégration.
Depuis la loi de 2005, les choses s’accélèrent en France. L’objectif est que d’ici 2015 tous les établissements publics soient accessibles aux handicapés.

Le meilleur moyen est donc de favoriser cet accès et de faire en sorte de mieux connaître ces personnes. Après, il y a aussi certaines émissions de télévision sur le handicap, pour lesquelles il est difficile de savoir si elles sont un meilleur moyen de comprendre ou un meilleur moyen de voir. Il faut toujours être prudent vis-à-vis de ce genre de démarches, qui sont toujours sur le fil. Et le seul moyen d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir.

L’interaction permet de réattribuer le statut d’humain aux personnes atteintes de difformités?

Permet la reconnaissance des capacités de la personne. La personne handicapée n’est vu qu’au travers de ses atteintes organiques et de l’inhumanité qui en découle.
L’approche par la capacité est absolument essentielle: des gens en développent certaines que l’on met complètement de côté car elles n’appartiennent pas au champ normal de nos facultés. Alors que celui-ci peut s’étendre : un ami polyhandicapé peut par exemple percevoir des micro-sensations. Il sent ses os, ses viscères… Ses capacités peuvent être développées mais rien n’en est fait puisqu’on en ignore l’idée même et qu’on n’y pense pas.
Il faut valoriser l’idée d’un autrement capable, qui peut totalement augmenter la définition de l’humain.

Le handicap n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas d’être vécue

On rejoint alors à nouveau la thématique technologique et les questionnements autour du transhumanisme…

Oui, l’important dans ces deux cas est l’incorporation, ce qu’on va faire de ces capacités; l’impact sur le corps propre.

Dans l’article sur le monstre numérique, ce que manifestait aussi la jeune fille en question c’est sa volonté de ne pas communiquer avec ses parents. Mais la technologie n’est qu’un moyen de fuite comme un autre, cela aurait pu être une tout autre bulle. Cette question ne fait pas partie des choses qui m’inquiètent le plus. Par contre, le dépistage pré-natal me fait plus peur, car le but est d’éviter le monstre. Évidemment, on ne peut souhaiter à personne d’être handicapée. En même temps, cela a un fort pouvoir de révélateur des normes d’une société et n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue.


Illustrations CC FlickR: ciscai, afri., Clearly Ambiguous



Retrouvez tous les articles de notre dossier “monstres” sur OWNI.
- Freaks: espèce de salles obscures
- “Un nouvel appendice pour l’espèce humaine ?”

Image de Une par Loguy

  1. “Monstruosité et transversalité. Figures contemporaines du monstrueux” []

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