L’Internet socialiste

Le 2 décembre 2011

Nommée récemment responsable du pôle numérique de François Hollande, Fleur Pellerin connaît une arrivée agitée dans le secteur. Rencontre et entretien autour de son futur programme, Hadopi exclue, parce que le sujet est encore tabou.

C’est à deux pas de la Cour des Comptes, où elle sévit encore, que Fleur Pellerin nous a donné rendez-vous. A 38 ans, la jeune femme vient d’être nommée responsable du pôle “Économie numérique” dans l’équipe de campagne de François Hollande, tout juste constituée. “Il était important pour moi d’y ajouter ’société’, car le numérique n’est pas une branche de l’industrie comme l’agroalimentaire”, précise-t-elle d’emblée.

Sa prise de fonction a fait l’effet d’un micro séisme dans le landernau numérique : inconnue au bataillon Internet, Fleur Pellerin s’est surtout illustrée par l’excellence de son parcours – bac à 16 ans, Sciences Po, ENA – et un passage à la tête du club XXIème siècle, réseau promouvant la diversité. Un “pur produit de la méritocratie française”, plus proche des questions d’égalité des chances ou de fiscalité que des réflexions réticulaires, dont on ne trouve d’ailleurs nulle trace dans le portrait tiré par Libération en avril 2010. Au Parti Socialiste, elle totalise déjà trois campagnes présidentielles. Celle du candidat Hollande inaugure la mise en lumière de cette ancienne conseillère de l’ombre, qui n’est pas du sérail. Une affiliation informelle – elle n’est plus encartée – qui explique son allant et son franc-parler.

Parachutée dans les landes numériques, la jeune femme se donne jusqu’au 15 décembre pour proposer la première version de son programme. A retravailler jusqu’en début d’année. Plus qu’un chantier, un travail de dentellier. A réaliser dare-dare. La néophyte le reconnaît. Comprendre les enjeux, s’acclimater à un milieu sévère, qui s’étonne de voir débarquer une novice à l’approche d’une échéance telle que la présidentielle. L’ampleur de la tâche : c’est ce qui fait courir Fleur Pellerin sur les autoroutes de l’information. Un voyage qui s’annonce turbulent.

Hadopi tabou

En interne, la constitution de l’équipe de campagne n’a pas réglé les bisbilles entre cadres du parti et rivaux d’hier. Si officiellement le rassemblement derrière François Hollande est unanime, la fusion des troupes pose toujours problème. En coulisse, on murmure que “c’est le bordel”. Y compris sur le numérique. Sans confirmer, Fleur Pellerin déclare n’avoir que peu de relations avec Solférino. Si elle affirme qu’elle puisera dans “les travaux du Laboratoire des idées avant de proposer au candidat les axes de son programme numérique”, elle déclarait il y a quelques jours que son programme ne serait pas celui du Parti Socialiste [PDF].

Une indépendance qui visiblement, ne passe pas. En particulier sur le point chaud de la campagne numérique, l’éternel maëlstrom Hadopi. A la suite de notre entretien réalisé dans la matinée du 28 novembre, Fleur Pellerin nous a demandé de retirer toute citation concernant le sort de la Haute autorité. Motif : il ne s’agit que de pistes de travail, et seul François Hollande pourra arbitrer sur la question. Dans une première interview, publiée le 29 novembre, la jeune femme exprimait clairement sa volonté d’abroger l’institution, pour la remplacer par une autre, débarassée du sceau symbolique “Hadopi”. Vertement critiquée par certains observateurs, la position de Fleur Pellerin n’a manifestement pas plu en interne. D’ici le 15 décembre donc, motus et bouche cousue. Sur cet unique point : pour la neutralité, la fiscalité du secteur, l’e-education, l’e-santé, la critique du bilan de cinq ans de sarkozysme, les vannes sont en revanche ouvertes. Il ne s’agit pourtant que d’ébauches de réflexions, qui appelleront, là aussi, une validation du candidat socialiste.

L’Hadopi fait peur. Bête noire de l’UMP comme du PS, elle est le signe de la soumission des partis au bras de fer, féroce, que se livre lobbyistes de la Culture et du numérique pour avoir voix au chapitre 2012. Au lieu de lancer un chantier public, évolutif, entier, l’opposition fait le choix de se murer dans un silence qui ne saurait prévenir des bourdes. Les rétropédalages font tache : celui-ci en est un ; il rappelle les tergiversations maladroites de François Hollande sur ce même point, il y a quelques semaines à peine. Confirmant ainsi que c’est bien le “bordel”.

Côté moyens, la responsable de pôle ne dispose par ailleurs d’aucune ressource. “J’assume ne pas avoir de moyens, j’assume le modèle start-up, le côté artisanal.” D’où l’appel à contributions lancé sur Rue 89 il y a quelques jours : pour l’occasion, pas de plate-forme participative, pas de site, mais une adresse mail : numerique2012@gmail.com. Une initiative qui a fait les gorges chaudes de quelques trublions, notamment sur Twitter.

Ils m’attaquent parce qu’ils s’imaginent que je ne connais pas les codes, mais en 1998, je fréquentais des forums d’opéra US, et les trolls étaient déjà là ! Ils trollaient sur … du Wagner. Les codes étaient identiques.

Quant à l’appel à contributions, elle se félicite “d’avoir déjà obtenu une centaine de mails. Un wiki aurait été un défouloir”, poursuit-elle, “on aurait passé plus de temps à modérer”. Une semaine après l’ouverture de la consultation, elle nous confie avoir “reçu 500 pages de contributions très riches et constructives. Nous allons faire réagir les internautes sur une première synthèse très prochainement”.

“A l’encontre du tout-répressif de Sarko”

Rentrant dans le vif du sujet, Fleur Pellerin expose méthodiquement ses priorités :  “définir un programme de travail et constituer une équipe, afin d’avoir une position argumentée sur un certain nombre de projets urgents”. Son pôle a été décliné en cinq axes : “infrastructures et aménagement du territoire”, “innovation et e-business”, “droits et libertés sur Internet” – dans lequel se range Hadopi, dont nous ne parlerons donc pas -, “développement des services et contenus” et “fiscalité numérique”. “Oui, c’est assez vaste !” conclue-t-elle dans un sourire.

Sur l’économie de l’innovation, elle déplore un “retard” français : “il y a une marge de progrès”, estime la jeune femme. Pour la combler, Fleur Pellerin assure que les réflexions seront menées en fonction du contexte budgétaire contraint.

Concernant la fiscalité des jeunes entreprises innovantes (JEI) ou du commerce en ligne, elle explique que les incitations devront se faire selon “différents scénarios en fonction de l’état dans lequel la droite laissera les finances publiques en mai 2012, et surtout assurer aux entreprises un environnement juridique stable”. “Durant les 100 premiers jours, on devra être réaliste”, concède-t-elle, avant d’ironiser “je suis à la Cour des Comptes, la contrainte budgétaire, je l’ai intégrée !”

Les promesses seront chiffrées et envisageables : “on essaiera de se placer dans la faisabilité financière et juridique.” Une rigueur en grille de lecture des affaires en cours : elle commente la taxe Google, serpent de mer gouvernemental qui cherche à imposer les revenus publicitaires engrangés en France par les géants du web :“Pas contre sur le principe, mais à condition que le dispositif ne se retourne pas in fine contre les seules entreprises françaises ”. “Contrairement à Sarkozy, qui vient encore de le faire avec l’annonce de la création du centre national de la musique, nous ne proposerons pas de mesures sans nous être assurés de leur faisabilité financière et juridique”.

Si elle n’est pas identifiée comme référence dans le milieu, Fleur Pellerin met en avant des réseaux solides autour du numérique. “Je couvre toute la palette : média, opérateurs, think tanks, fédérations et syndicats professionnels, lobbyistes, haut-fonctionnaires” , assure-t-elle. Des connaissances déjà mobilisées à titre bénévole et amical. Le travail est informel : la première réunion s’est tenue chez elle ; même son mari, fiscaliste au Conseil d’Etat, a été mis à contribution. Dans ses cercles, des membres de l’Arcep et de la Caisse des dépôts, “catastrophés par la gestion du très haut débit” ; des entrepreneurs comme Jean-Baptiste Soufron, Nicolas Gaume, président du Syndicat National du jeu vidéo ou Benoît Thieulin ; certains acteurs du monde de la Culture, SPRD et ministère, ou encore Daniel Kaplan, soutien de Martine Aubry pendant la primaire et délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (FING).

On lui demande ce qui différencie son programme de celui de l’UMP. Elle réagit vivement, et critique le bilan de la majorité : “c’est bien joli de montrer ce programme, de dire ‘le meilleur reste à venir’ si rien n’a été fait en 5 ans !” Et déroule sur Nicolas Sarkozy : “il ne s’adresse qu’à des clientèles. Tout le monde y croit mais il n’y a rien derrière”. Sur sa dernière sortie à Avignon, durant laquelle il avait proposé l’établissement d’une “Hadopi 3” pour lutter contre le streaming, elle ironise : “comment on fait ? On met des mouchards chez les gens ? On ferme YouTube ? Sa position est ultra sécuritaire et après ses lieutenants parlent de neutralité des réseaux, ça me fait rire !” Et de conclure : “oui, je suis très énervée !”

On veut aller à l’encontre du tout-répressif de Sarko .

Le principe fait consensus en interne, mais pas sûr que les cadres du parti et de la campagne la suivent sur “les modalités concrètes” . Si à Solférino “tout le monde a pris conscience qu’Internet représentait un levier de croissance et une modification radicale de la société” , “il y a encore de ‘vieux logiciels’ qui traînent au PS” . Et les attentes de la communauté se font pressantes: il ne suffit pas de critiquer le bilan du camp d’en face ; des mesures cadres sont à définir. Or, des arbitrages, pas forcément favorables, seront pris par la direction de campagne. Fleur Pellerin en a conscience, se dit “loyale” , et profite pour le moment de sa “liberté dans la réflexion” . Une autonomie synonyme de “faiblesse” : “cela veut aussi dire que je ne suis pas forcément très soutenue”. Le recadrage de dernière minute, sur Hadopi, est venu le confirmer.


En vente en décembre le livre électronique “e-2012″, chez Owni Editions, une enquête signée Andréa Fradin et Guillaume Ledit sur la campagne numérique de l’UMP et du PS.


Via Flickr : Fame Foundry [cc-bysa] et Geoffrey Dorne [cc-byncsa]

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